Une demande fabriquée : les facteurs politiques derrière la croissance incessante de l’huile de palme

En Indonésie, premier producteur d’huile de palme du monde, les plantations de palmiers à huile se sont multipliées par dix entre 1985 et 2006-2006, jusqu’à atteindre 6,4 millions d’hectares. Depuis, cette superficie a encore doublé (13,5 millions d’hectares) et continue d’augmenter d’un demi million d’hectares par an. Au plan mondial, les plantations de palmiers à huile couvrent maintenant une superficie supérieure à celle de la Nouvelle-Zélande [1], et sont en train de se développer considérablement dans les tropiques : aux Philippines, au Cameroun, en République démocratique du Congo, en République du Congo, au Pérou, en Colombie, en Équateur, au Brésil, au Honduras et au Guatemala.

L’huile de palme étant l’huile végétale la moins chère de celles qui sont commercialisées dans le monde [2], la variation des prix n’a pas d’incidence sur la demande, contrairement à ce qui arrive aux petits producteurs d’huile de palme qui risquent de perdre leurs moyens d’existence quand les prix s’effondrent. Les entreprises de plantation et les négociants sont sûrs que la consommation mondiale d’huile de palme va continuer d’augmenter, et rien n’indique qu’ils n’aient pas raison. Cependant, l’industrie de l’huile de palme ne s’est pas contentée de répondre à la demande de ses produits : elle a contribué à fabriquer une augmentation incessante de cette demande, en étroite collaboration avec les gouvernements et d’autres acteurs politiques.

Ces derniers temps, le palmier à huile a connu un développement record qui est en corrélation avec le développement massif de la consommation d’agrocarburants de l’UE. Les politiques de l’UE en matière d’agrocarburants ont été accusées, avec raison, d’avoir été le moteur du boom destructeur de l’huile de palme dans les tropiques ; cependant, les moyens par lesquels les agrocarburants sont la cause de la croissance des plantations de palmiers à huile sont complexes. À leurs répercussions viennent s’ajouter celles des politiques nationales à ce sujet, surtout celles de l’Indonésie, et les politiques actuelles libre-échangistes et favorables à l’agro-industrie qui détruisent la souveraineté alimentaire en Inde, en Chine et ailleurs.

Voyons d’abord le rôle des politiques européennes. L’UE a longtemps été le leader mondial de la production d’agrodiesel, fabriqué majoritairement avec des huiles végétales. En 1997, l’UE en a produit près de 475 000 tonnes, surtout à base d’huile de colza fabriquée en Allemagne. En 2010, la production d’agrodiesel de l’UE est montée à 9,5 millions de tonnes, et en 2016 à environ 13,7 millions de tonnes [3]. Cette augmentation ne peut être attribuée qu’aux subventions et aux objectifs fixés : le premier objectif volontaire en matière de biocombustibles a été introduit en 2003 ; en 2005, un Plan d’action pour la biomasse a été approuvé, et en 2009, l’UE a approuvé la Directive sur les énergies renouvelables qui fixe à 10 pour cent la part de biocarburants à atteindre en 2020, et à 20 pour cent la part de l’ensemble des énergies de sources renouvelables, dont deux tiers ont déjà été atteints grâce à la bioénergie, celle-ci incluant le bois et les biocombustibles comme ceux que l’on fait avec de l’huile de palme. Sans les objectifs obligatoires et les subventions, le marché des biocombustibles de l’UE s’effondrerait.

Ces politiques de l’UE ont été le résultat des pressions concertées de groupes aux intérêts convergents, allant des grands agriculteurs européens aux fabricants d’automobiles (qui ont adopté les agrocarburants pour éviter des normes d’efficacité plus strictes pour les voitures), en passant par les entreprises pétrolières qui investissent dans les agrocarburants, et par l’agro-industrie.

Entre 2000 et 2006, les importations d’huile de palme de l’UE ont doublé, et ce pour deux raisons. La première, et la plus importante, est que l’UE était en train de consommer tant d’huile de colza comme agrodiesel, qu’après avoir été un exportateur net elle est devenue un importateur net d’huile végétale. De ce fait, l’industrie alimentaire a remplacé l’huile de colza par l’huile de palme. En 2006, cette dernière ne représentait qu’un pourcentage négligeable (1 %) de l’agrodiesel européen [5]. Elle avait beau être meilleur marché que les autres huiles végétales, elle n’était pas appréciée comme matière première de l’agrodiesel, parce que cette huile et l’agrodiesel qu’on en tirait se solidifiaient aux températures de l’hiver européen, ce qui est mauvais pour les moteurs des voitures. Deuxièmement, l’huile de palme était en train de devenir une source ‘renouvelable’ de chaleur et d’électricité très en vogue. En 2007, l’Allemagne a brûlé 57 pour cent de ses importations d’huile de palme, soit presque un million de tonnes, dans des centrales de cogénération de chaleur et d’électricité [6], et les centrales néerlandaises combinées en brûlaient également de grands volumes. Mais à la suite d’un pic dans les prix de l’huile de palme en 2008, et des réformes obtenues en matière de subventions par les campagnes menées par des ONG et des activistes, ce débouché pour l’huile de palme s’est effondré dans les deux pays.

En 2015, près de 650 000 tonnes d’huile de palme étaient encore brûlées dans des centrales de cogénération [7], dont la plupart étaient probablement en Italie, mais les transports en consommaient bien davantage comme agrocarburant. La même année, 3,35 millions de tonnes d’huile de palme ont été utilisés dans les voitures, et 54 pour cent (4 millions de tonnes) de toutes les importations d’huile de palme de l’UE ont été transformés en biocombustibles pour produire de la chaleur et de l’électricité. Ces chiffres sont la preuve concluante que les normes de durabilité de l’UE concernant les biocombustibles n’ont eu aucun effet sur les sources de biocombustibles ni sur le déboisement dû à l’huile de palme : celle-ci vient presque entièrement du Sud-Est de l’Asie, où elle a été la cause principale de la destruction accélérée des forêts tropicales et des émissions produites en asséchant et en brûlant les tourbières, surtout en Indonésie. D’autre part, comme le montrent les tendances antérieures, que l’UE brûle de l’huile de palme ou de l’huile de colza dans les voitures ne change par grand-chose : dans les deux cas, le résultat est l’expansion du palmier à huile, que ce soit de façon directe ou indirecte.

Une raison clé de la popularité croissante de l’huile de palme chez les producteurs européens d’agrocarburants réside dans les ‘progrès techniques’. En effet, en 2007, la société pétrolière finlandaise Neste Oil a ouvert la première raffinerie du monde à produire un nouveau type d’agrocarburant à partir de la même matière première de l’agrodiesel : l’huile végétale hydrotraitée (HVO). Elle est produite dans des raffineries d’huile, le diesel HVO est interchangeable avec le diesel de pétrole, et il résout le problème de la solidification en hiver. En 2011, Neste Oil avait déjà ouvert trois grandes raffineries de HVO, qui utilisaient surtout de l’huile de palme. Depuis, elle affirme qu’elle a remplacé, dans la production de HVO, la plupart de l’huile de palme brute par des ‘déchets et résidus’. Or, une part non révélée de ces ‘résidus’ est faite avec de l’huile de palme brute, que plusieurs pays, dont la Suède et l’Allemagne, classent à juste titre comme de l’huile de palme vierge [8]. Au moins trois autres sociétés pétrolières européennes, ENI, Repsol et Total, sont en train d’accélérer la production de HVO d’huile de palme. Galp Energia, qui possède des plantations de palmiers à huile au Brésil, est en train d’augmenter elle aussi sa capacité de raffinage de HVO. Ce qui est préoccupant, c’est que la technologie HVO est la seule qui soit commercialement viable pour les agrocarburants d’aviation [9]. La poussée actuelle de l’industrie aéronautique et de l’agence spécialisée de l’ONU, l’ICAO, pour les agrocarburants d’aviation pourrait ainsi créer un nouveau marché pour l’huile de palme, bien que les compagnies aériennes aient pris soin jusqu’ici d’éviter l’huile de palme par crainte de la mauvaise publicité.

En théorie, la demande européenne d’huile végétale vierge pour la fabrication d’agrocarburants devrait finir par se stabiliser ou même par diminuer : en 2015, l’UE a décidé de plafonner à 7 pour cent la part des agrocarburants dans tous les carburants pour le transport. Ceci dépasse encore de beaucoup la consommation actuelle d’agrocarburants, mais la Commission européenne a proposé de baisser graduellement ce plafond jusqu’à 3,5 pour cent d’ici à 2030, malgré les fortes pressions que vont exercer contre cette mesure l’industrie des agrocarburants, et sans doute aussi celle de l’huile de palme [10].

En 2016, l’UE a été dépassée pour la première fois par l’Indonésie comme premier consommateur de carburant d’huile de palme. Grâce à une subvention de l’agrodiesel approuvée en 2015, les voitures indonésiennes ont consommé 6,3 millions de tonnes d’huile de palme [12]. Ainsi, l’Indonésie et l’UE prises ensemble brûlent par an environ 10,2 millions de tonnes d’huile de palme sous la forme d’agrocarburants, et quelques autres pays, comme la Malaisie [13], ont commencé eux aussi à en utiliser mais en quantités plus faibles. Tout compte fait, près de 15 pour cent de la production annuelle mondiale d’huile de palme, qui est de 71,44 millions de tonnes, sont brûlés comme carburants [14].

Il est rare que les plantations de palmiers à huile soient destinées à un usage final déterminé [15]. Si elles attirent les grands investisseurs, c’est parce qu’elles offrent beaucoup de marchés et d’usages interchangeables, aussi bien pour l’huile de palme (utilisée pour fabriquer des aliments, des savons, des produits oléo-chimiques et des cosmétiques, et comme combustible) que pour ses sous-produits (utilisés comme combustible ou comme nourriture pour animaux).

Bien que la demande mondiale d’huiles végétales pour la fabrication d’agrocarburants soit celle qui croît le plus vite [16], la plupart de ces huiles, l’huile de palme comprise, est toujours consommée par le secteur alimentaire. Un tiers de l’huile de palme du monde débarque en Inde, en Chine et au Pakistan. Les importations d’huiles végétales de l’Inde sont passées de 100 000 tonnes par an vers le milieu des années 1990 à 15 millions de tonnes aujourd’hui, dont deux tiers correspondent à l’huile de palme [17]. Tel a été le résultat direct de l’adhésion de l’Inde à l’OMC et de la ‘libéralisation’ de son marché de l’huile comestible dans les années 1990, ainsi que des accords de libre-échange comme celui de l’Inde avec l’ASEAN qui est entré en vigueur en 2003. Sous les pressions, d’abord de la Banque mondiale et ensuite des pays de l’ASEAN qui possédaient de forts lobbys dans le secteur de l’huile de palme, l’Inde a éliminé toutes les mesures de protection pour les millions de petits agriculteurs qui comptaient sur la culture de diverses plantes oléagineuses nationales, tandis que les négociants en huile de palme et de soja se sont apprêtés à inonder le marché indien d’huiles bon marché [18]. Quand aux importations chinoises d’huile de palme, elles aussi datent de l’époque où le pays a rejoint l’OMC et a signé ensuite un accord de libre-échange avec l’ASEAN. L’Office malais de l’huile de palme a attribué à l’accord avec l’ASEAN l’augmentation de 34 pour cent des importations d’huile de palme entre 2005 et 2010, et il a attribué à l’accord de libre-échange entre la Malaisie et le Pakistan le fait que les importations d’huile de palme de ce dernier aient doublé entre 2007 et 2010 [19]. Des développements semblables ont lieu également dans d’autres pays du Sud, où la souveraineté alimentaire, y compris dans le domaine des huiles comestibles, est systématiquement sapée par des politiques commerciales qui favorisent les intérêts du secteur agro-industriel dont fait partie l’industrie de l’huile de palme.

Aucune recherche approfondie n’a été menée à ce jour sur les pressions exercées par cette industrie et sur le rôle qu’elle a joué dans l’élaboration des nombreuses politiques qui, ensemble, ont facilité la croissance énorme et apparemment sans fin de l’huile de palme. Il semble évident qu’une analyse de ce genre serait vraiment utile.

Almuth Ernsting, almuthbernstinguk [at] yahoo.co.uk

Biofuel Watch UK, http://www.biofuelwatch.org.uk/

[1] Environ 27 millions d’hectares. Voir le rapport Green Gold Biodiesel de Watch Indonesia! : biofuelwatch.org.uk/2007/green-gold-biodiesel-players-in-indonesia/, et le document d’information Sustainable Disaster : burness.com/wp-content/uploads/2016/04/Indonesia-Palm-Oil-Brief.pdf.

[2] Le prix de l’huile de soja des États-Unis (mais non celui de l’huile de soja en général) a été plus bas que celui de l’huile de palme pendant quelques brèves périodes : apps.fas.usda.gov/psdonline/circulars/oilseeds.pdf.

[3] Voir le rapport A Foreseeable Disaster, tni.org/files/download/hotl-agrofuels.pdf, et le rapport 2016 de GAIN sur l’UE, gain.fas.usda.gov/Recent%20GAIN%20Publications/Biofuels%20Annual_The%20Hague_EU-28_6-29-2016.pdf (les chiffres pour 2013 et 2016 incluent aussi l’HVO).

[4] Worst EU Lobby Awards, v3.epha.org/spip.php?article3251.

[5] FAO, 2006, Biofuels and Commodity Markets – Palm Oil Focus : s3.amazonaws.com/zanran_storage/www.rlc.fao.org/ContentPages/15778750.pdf.

[6] Rettet den Regenwald e.V. 2010, EEG Motor der Regenwaldzerstörung, regenwald.org/files/de/PM-RdR-Palmoel-BHKW-21-1-10.pdf.

[7] Transport and Environment, 2016, Europe keeps burning more palm oil in its diesel cars and trucks, transportenvironment.org/sites/te/files/2016_11_Briefing_Palm_oil_use_continues_to_grow.pdf.

[8] Voir le rapport Palm Fatty Acid Distillate in Biofuels, blogg.zero.no/wp-content/uploads/2016/03/Palm-Fatty-Acid-Distillate-in-biofuels.-ZERO-and-Rainforest-Foundation-Norway.pdf (depuis, la Norvège a adopté la définition de la Suède).

[9] Voir The high-flown fantasy of aviation biofuels, thebiomassmonitor.org/2016/09/05/opinion-the-high-flown-fantasy-of-aviation-biofuels/.

[10] Politique et législation européennes en matière de biocombustibles : biofuelstp.eu/biofuels-legislation.html et http://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/TXT/?uri=consil%3AST_15120_2016_INIT.

[11] HLPE Report, Price volatility and food security, fao.org/fileadmin/user_upload/hlpe/hlpe_documents/HLPE-price-volatility-and-food-security-report-July-2011.pdf.

[12] Reuters, 2016, Palm oil demand from Indonesia biodiesel sector to surge by 2020, reuters.com/article/palmoil-outlook-biodiesel-idUSL4N1DQ1DI.

[13] Voir un rapport de GAIN de 2016 sur la Malaisie, gain.fas.usda.gov/Recent%20GAIN%20Publications/Biofuels%20Annual_Kuala%20Lumpur_Malaysia_7-27-2016.pdf.

[14] USDA, Oilseeds: World Markets and Trade, apps.fas.usda.gov/psdonline/circulars/oilseeds.pdf. Le chiffre pour 2016/2017 inclut l’huile de palme brute et l’huile de palmiste.

[15] Voir le rapport A Foreseeable Disaster, tni.org/files/download/hotl-agrofuels.pdf.

[16] Markets and Markets, 2017, Global Vegetable Oil Market, http://www.marketsandmarkets.com/PressReleases/oil.asp.

[17] Index Mundi, indexmundi.com/agriculture/?commodity=palm-oil&graph=imports, et Business Line, 2017, Vegetable oil imports projected at 150 lakh tonnes in 2016-17, thehindubusinessline.com/economy/agri-business/oil/article9349762.ece.

[18] Voir Trade Liberalization’s Impact on Edible Oil Sector in India, siccfm.blogspot.co.uk/2012/01/trade-liberalization-and-impact-on.html.

[19] GRAIN, Une huile bon marché : https://www.grain.org/fr/article/entries/5005-une-huile-bon-marche.