Uruguay : le travail semi-esclavagiste dans les monocultures d'arbres

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Le boisement – promu par la loi forestière de 1987 et relatif à la plantation à grande échelle de monocultures exotiques – avait promis d'innombrables bénéfices pour le pays : des exportations, du développement industriel, des milliers de nouveaux postes de travail. Des subventions, des exonérations fiscales lors de l'importation de matériel et d'équipements industriels, des exonérations de la taxe foncière et de l'impôt sur la fortune, des crédits de la Banque mondiale et de la Banque de la République de l'Uruguay, ont été quelques-uns des bénéfices accordés aux entrepreneurs, ainsi que la possibilité pour les sociétés anonymes d'être propriétaires de terres grâce à des exceptions à la loi.

"Riche de l'expérience d'avoir moi-même investi dans mes propres champs, je vous conseille d'analyser ces opportunités et de suivre mon exemple" invitait à l'époque le président Luis Alberto Lacalle, qui a eu par la suite pas mal de soucis liés à ses implications dans les affaires forestières. Des capitaux espagnols, finlandais, étasuniens et canadiens ont débarqué sur le territoire national.

L'Uruguay a multiplié, en un peu plus de dix ans, le nombre d'hectares consacrés aux exploitations forestières. Quarante-cinq mille hectares existaient au début des années 90, plus de six cent mille sont dénombrés actuellement. D'après le recensement agricole de l'année 2000 du ministère de l'Elevage, de l'Agriculture et de la Pêche, la foresterie a employé 2 962 personnes, mais la qualité de travail temporaire inhérente à cette activité ne permet pas de savoir quel est le nombre exact de postes de travail créés. Une autre difficulté vient s'ajouter à la précédente : le taux de travail au noir est très élevé, notamment dans le cadre des sous-traitances.

Recrutés dans les petits villages, dans les bistrots, dans les estancias (latifundia) où ils travaillent en tant qu'ouvriers agricoles et pressés par la nécessité de travailler, les bûcherons, dans l'ignorance de leurs droits, acceptent le plus souvent sans broncher les conditions de travail qui leur sont imposées, de peur que toute révendication se transforme en licenciement.

Alexis Silva, âgé de 30 ans, est arrivé du département de Salto à celui de Treinta y Tres, pour travailler chez Otalin s.a., qui exploite dans l'estancia La Candela une parcelle de 250 hectares d'eucalyptus. Le déplacement de personnes d'un département à l'autre est un fait courant dans cette activité et c'est également un moyen de faire pression sur les employés. Loin de chez soi, il est plus compliqué de formuler des revendications.

Le travail de coupe est lourd. La hache employée pour fendre le bois pèse entre 5 et 9 kg et chaque tronc entre 40 et 100 kg. Le travail démarre au lever du soleil et ne s'arrête qu'au coucher du soleil, du lumdi au dimanche avec un repos aléatoire tous les 15, 20 ou 43 jours. Souvent, ils ne déjeunent que de l'avoine et du cacao et au cours de la journée de travail, ils ne boivent que de l'eau qui n'est même pas fournie par le patron, bien que la réglementation l'y oblige – à fournir de l'eau potable évidemment, et non pas de l'eau du ruisseau comme il est déjà arrivé. Le dîner est le seul vrai repas de la journée.

Pendant toute la durée du travail, les bûcherons, sauf quelques exceptions, campent dans les bois et doivent se débrouiller comme ils peuvent. Dans des cabanes ou des aripucas faites de tôle, de sacs en plastique, de branches, de planches en bois ou tout autre matériel. Les lits se réduisent parfois à de grosses branches d'eucalyptus, éventuellement munies d'un matelas. Ils se lavent comme ils peuvent, dînent, et après quelques accords sur un accordéon aux touches un peu grignotées par les souris, s'en vont dormir.

Une autre tâche est celle du tronçonneur, qui abat l'arbre en évitant les accidents et de façon qu'il puisse repousser correctement. Une fois abattu, l'élagueur enlève les branches et fait une marque à l'huile brûlée tous les 2,4 mètres; le manieur de la tronçonneuse coupe suivant les marques et l'écorceur enlève l'écorce de chaque rondin. Une fois ces tâches accomplies, des piles sont mises en place, dix rondins à la base et deux mètres de hauteur, qui seront par la suite transportées sur un fardier jusqu'aux camions qui les amèneront au port. Il faut aussi faire du bois de chauffage, ce qui implique abattre l'arbre, l'élaguer, le couper, fendre le bois et faire une pile. Quel que soit le travail, on gagne difficilement plus de 150 ou 200 pesos (US$ 5,5 - 7), et ce, si l'employeur n'est pas un arnaqueur et avant les prélèvements de rigueur…

"Je trouve que c'est une arnaque ce qu'ils font là-bas (chez Otalin). J'ai travaillé chez eux pendant trois mois et la somme d'argent la plus importante que j'ai reçue fut de 1 000 pesos (US$ 35). Tout ce que je gagnais partait à l'épicerie. Les derniers quinze jours je devais toucher 2 500 pesos à nous répartir à deux et j'ai touché 600 pesos car tout le reste est parti à la cantine", raconte Rubén, 20 ans. Parfois, les patrons payent une partie du salaire en tickets alimentation, qui peuvent être utilisés dans les épiceries avec lesquelles les entreprises ont passé un accord, voire dans l'estancia elle-même.

Lorsque Alexis est devenu tronçonneur, il a dû acheter le matériel qui lui a été vendu 600 dollars (16 800 pesos environ) prélevés en versements mensuels de son salaire. L'essence, l'huile, les chaînes, les limes, tout lui a été facturé ("remplacement d'un manche de hache, 60 pesos" figure sur une des factures), même si le règlement exige à l'employeur de prendre en charge ce genre de dépenses.

Rubén et Alexis énumèrent les risques de ce travail : une écharde vivement projetée qui peut aterrir directement dans l'œil, une fausse manœuvre du bras mécanique et les tronçons peuvent retomber sur quelqu'un, un arbre qui s'effondre sur un camarade en train d'élaguer, la chaîne de la tronçonneuse qui craque et blesse les jambes, un simple dérapage avec la machine en marche…

L'accumulation des irrégularités et des d'abus et le non-respect des paiements ont poussé les bûcherons, dirigés par Silva, à porter plainte. Mais ce ne sont que quelques-uns ceux qui sont prêts à poursuivre les actions en justice; les autres ont exprimé qu'ils savent que ces revendications sont justes mais qu'ils ont peur de se "faire une mauvaise réputation" et de ne plus être engagés à l'avenir, "et le travail, il faut le sauvegarder".

Les inspecteurs du ministère du Travail sont passés par là et ont constaté que les conditions de vie et de travail correspondent bien à celles qui leur ont été décrites. Pour l'instant, la procédure suit son cours. Pour Alexis, l'objectif le plus important était de faire connaître cette situation. "Si l'on me propose du travail une nouvelle fois, j'accepterai, mais pas dans les mêmes conditions qu'avant, c'est pour cela que je me bats".

Résumé de l'article : "Empleos semiesclavos de la forestación. Los monteadores", Mariana Contreras, Brecha, 15 de agosto de 2003.