Les incendies et les commerces agricoles, moteurs de la déforestation dans l’Amazonie bolivienne

Image
B269_Bolivia
Rivière Beni, Bolivie. Photo: Planeta Futuro

11pour cent de l’Amazonie se trouve sur le territoire bolivien. La région amazonienne de ce pays comprend les départements de Beni et Pando, ainsi que les régions au nord de Santa Cruz, La Paz et Cochabamba.

La déforestation du territoire amazonien bolivien augmente significativement depuis plusieurs années, notamment en raison de l’expansion de l’agro-industrie, des travaux d’infrastructure, de l’économie minière, des incendies forestiers à grande échelle et le développement de politiques gouvernementales facilitant les projets extractivistes.

Le 2 décembre 2018, sous l’initiative de douze populations et organisations en résistance contre l’extractivisme, s’est créée la Coordination Nationale de Défense des Territoires Indigènes Originaires Paysans et des Aires Protégées (CONTIOCAP). Son objectif principal est d’articuler des communautés et populations autochtones et paysannes défendant leurs droits de manière indépendante, dans un contexte toujours plus hostile en raison des politiques extractivistes promues dans le pays.

La CONTIOCAP, qui n’existe pourtant que depuis quelques années, s’est positionnée dans l’opinion publique comme un référent de dignité et d’apport au débat public. Elle permet notamment une analyse du contexte, des plaintes concernant les récentes violations des droits humains et des peuples autochtones, ainsi que des propositions alternatives à l’extractivisme.

À la fin de 2023, le WRM s’est entretenu avec Ruth Alipaz, leader indigène originaire de la Nation Uchupiamona, en Amazonie bolivienne, membre de CONTIOCAP, pour réfléchir à la situation sur ce territoire et à la forte résistance que les Peuples Autochtones livrent.

Faire des affaires en brûlant

On estime qu’en 2023, les incendies forestiers ont brûlé 3 millions d’hectares de forêts en Bolivie. Les incendies ont été aggravés par la sécheresse que traverse le pays, avec une réduction de pluies de 17 pour cent en 2023 en comparaison avec les années passées. Cette situation n’est pas un hasard. Derrière les incendies, se trouvent les entreprises de l’industrie agricole. Il s’agit d’une attaque directe aux territoires et aux zones protégées, qui se superposent en grande partie aux territoires indigènes.

Pour agrandir la frontière agricole, les entrepreneurs de l’agro-industrie brûlent certaines zones pour ensuite pouvoir les cultiver. Cette pratique concerne de nombreuses terres et dépasse la frontière agricole puisque le gouvernement ne dispose d’aucun mécanisme sérieux de contrôle sur ces grandes corporations agro-industrielles. Souvent, celles-ci réalisent même d’importants bénéfices sur les terres communautaires puisque les habitants se voient contraints de louer leurs terres car ils n’ont pas les ressources suffisantes pour exploiter les terrains pour leur propre bénéfice ou pour celui de leur communauté (1).

Ruth Alipaz nous explique comment les entreprises ont compris que brûler les forêts leur faisait perdre de la valeur. Elle affirme qu’ « incendier la forêt est une manière de déforester à bas coût et de manière cruelle la forêt primaire. Cela permet le changement d’usage des sols pour ensuite y établir des plantations de monoculture par exemple ».

Ruth explique que « chaque année les boliviens et boliviennes, pas seulement les indigènes, respirent la fumée et les cendres de notre futur, car ils nous dépouillent de nos moyens de vie et de notre dignité. Nous considérons que c’est le territoire qui nous donne notre dignité. C’est là où nous nous connaissons et nous reconnaissons pour ce que nous sommes. A travers nos rêves, nous portons l’ambition de réaliser un projet pour l’autonomie en utilisant notre culture et nos savoirs ancestraux ».

Ajouté aux incendies, la déforestation dans l’Amazonie bolivienne a augmenté à pas de géants.

Déforestation et affaires agricoles

En 2022, le taux de déforestation de l’Amazonie bolivienne a été le deuxième plus élevé de la région amazonienne, derrière le Brésil et le troisième à l’échelle globale concernant les hectares déforestés. On considère que cette année il y a eu 270 000 hectares débroussaillés. Selon la Fondation Tierra, une organisation bolivienne, durant le quinquennat 2016-2021, la déforestation a augmenté de 73 pour cent par rapport à la période de 2010-2015. S’il n’y a pas de chiffres officiels pour 2023, les spécialistes affirment que la déforestation continue d’avancer (2).

Cette augmentation notable dans les taux de déforestation est en grande partie le résultat de l’expansion du commerce agro-industriel destiné à la production de soja et de bétail pour l’exportation. Selon la fondation Tierra, « l’expansion du modèle du soja est le moteur du changement, la force qui l’impulse est la consolidation des droits de propriété de la terre pour les grandes et moyennes propriétés entrepreneuriales. Les forêts ont été éliminées pour habiliter davantage de terres pour les plantations de soja, de manière à ce que le secteur du soja grandisse à un rythme plus important que les autres secteurs commerciaux (mais, sorgho, blé, canne à sucre, riz). L’accord de titres de propriétés sur de très vastes étendues de forêts, telles que des terres de propriété privée et la vague massive d’autorisations de débroussaillages ont posé les bases pour habiliter facilement de grands champs de cultures. L’avancée de l’agriculture industrielle nourrit le bétail pour l’exportation ». La Bolivie compte environ un million et demi d’hectares de soja et occupe une place importante parmi les principaux producteurs mondiaux de soja.


Par exemple, le département de Beni, situé au cœur de l’Amazonie et où vivent 18 des 36 peuples autochtones en Bolivie, n’est pas exempt de ces pressions, bien au contraire. Les gouvernements en place depuis 2016 ont impulsé l’actualisation du plan d’Usage des Sols (PLUS) et, en 2019, ils ont modifié et actualisé le PLUS Beni. Selon une étude académique, ce plan s’est réalisé « dans l’objectif d’agrandir la frontière agricole et de sortir le département de la pauvreté » (3). Toutefois, de nombreuses organisations de peuples autochtones ont critiqué durablement le processus car ils n’avaient pas été consultés. Ils dénoncent notamment le fait que seuls les secteurs entrepreneuriaux furent pris en compte, et en particulier les entreprises de bétail, dont les intérêts économiques dans le projet d’agrandir la frontière agricole et d’élevage sont considérables (4).

Le nouveau Plan PLUS Beni n’est finalement qu’un outil qui habilite la destruction de l’Amazonie sans considérer les formes de vie des nombreux peuples indigènes qui traditionnellement ont vécu et donc conservés ces territoires.

Huile de palme pour « biocombustibles »

La promotion de plantations pour la production des bien mal nommés « biocombustibles » constitue un autre élément sous-jacent des incendies, selon les plaintes d’activistes et d’organisations locales. Récemment, en prétendant générer de l’emploi et réduire la dépendance aux combustibles fossiles, le gouvernement bolivien a lancé une série de mesures qui favorisent la plantation et l’expansion de trois nouvelles cultures : l’huile de palme, la palme de corail végétal et le ricin. Trois nouvelles cultures, jusqu’à présent peu répandues en Bolivie, s’ajouteront donc aux zones de plantations de soja et de cannes à sucre déjà existantes.

Les plantations d’huile de palme étaient jusqu’à présent peu communes en Bolivie. A travers le « Programme de mise en place des espèces oléifères », le gouvernement a établi plus de 18 pépinières, avec une capacité de production de 48 000 jeunes plants. Le programme se situe dans la région amazonienne puisque les palmes ont besoin de beaucoup d’humidité pour pousser. L’objectif du programme est de parvenir en cinq ans à créer une zone de 60 000 hectares (5).

Selon les déclarations dans les médias nationaux de Javier Mamani Quipse, coordinateur, « le programme ne sera pas synonyme de déforestation, mais réhabilitera les sols dégradés ». Néanmoins, l’expérience avec cette culture dans des pays d’Afrique, d’Asie et d’Amérique latine, prouve non seulement que les plantations industrielles de palme sont une cause de déforestation et de pollution des sols et des sources d’eau, mais également qu’elles ont de très nombreux impacts sur les populations qui vivent sur et autour des territoires de ces monocultures.

Les milliers d’hectares de forêts primaires incendiées et déclarées comme terres dégradées deviendront-elles occupées par des monocultures de palme ?

L’expansion de l’huile de palme est directement liée à la violation des droits des peuples indigènes et des communautés paysannes. Elle affecte leurs modes de vie et leurs cultures. De nombreux conflits de terres ont été répertoriés. Les femmes, notamment les ouvrières et les fillettes souffrent des injustices et des inégalités face à l’expansion de cette industrie et font face à des formes continues d’oppression (6).

Méga-barrages et infrastructure

Simultanément à l’extractivisme, il faut également mentionner les travaux d’infrastructures nécessaires pour transformer et déplacer les marchandises produites mais aussi pour faciliter la construction de méga-barrages pour produire de l’énergie.

Par exemple, dans le bassin du fleuve Beni, qui traverse le Parc National Madidi, – une des zones à la biodiversité la plus importante de la planète – et la Réserve Pilón Lajas, le gouvernement tente depuis des années d’impulser les méga-barrages de Chepete et Bala. On estime que 75 pour cent de la production d’énergie du barrage du Bala serait exportée au Brésil. Ces deux projets inonderaient des milliers de kilomètres carrés et engendreraient une déforestation supérieure à 100 000 hectares. Sur les terres qui s’avèreraient submergées vivent six peuples indigènes : les Mosetenes, les Chimanes, les Esse-ejias, les Lecos, les Tacanas et les Uchupiamonas, peuple auquel Ruth appartient (7).

Jusqu’à présent, la construction des barrages est bloquée, mais le harcèlement et la pression se poursuivent. Pour mener à bien la construction des barrages, il faut créer des routes, ce qui ouvrirait le territoire aux entreprises de bois et de mines entre autres activités destructrices. Ruth explique : « Toute cette avalanche d’activités extractivistes, les normes qui les rendent possibles, en plus des grandes infrastructures d’énergie et de transport, les complexes industriels à la viabilité technique et économique douteuse (comme le sucre San Buenaventura), les avancées des colons, les spéculateurs de terres dans leur ensemble font partie d’une véritable croisade de colonisation et de spoliation vers le nord amazonien, où les grands perdants sont les communautés et peuples indigènes ».

La vision indigène sur la déforestation et ses luttes de résistance

Toutefois, au fil de la conversation Ruth a insisté sur la manière dont les peuples authochtones en Bolivie ont historiquement joué un rôle central dans la défense des territoires et comment ils poursuivent encore aujourd’hui leur lutte.

La Nouvelle Constitution Politique de l’État (CPE) de 2009 regroupe l’Amazonie tant du Chaco que des Vallées et de l’Altiplano. Elle reconnaît les peuples indigènes, les territoires indigènes, la justice indigène originaire et paysanne, l’autonomie et l’autodétermination des peuples indigènes sur leurs territoires en raison d’un droit préexistant et basé sur le Convenio 169 et la Déclaration des Nations Unies sur les Droits des Peuples Indigènes, lois 3 760 et 3 897 en Bolivie.

Cependant, Ruth explique comment, concernant la Carta magna ou la loi de la Terre Mère, d’autres lois et décrets ont été émis systématiquement pour aller à l’encontre de la Constitution. Ces normes d’importance moindre sont celles qui, dans l’analyse de Ruth, s’imposent dans la politique de gouvernement, « en légalisant ce qui est illégal et inconstitutionnel pour une politique économique extractiviste, capitaliste, où les grands capitaux et entrepreneurs nationaux et transnationaux sont ceux qui reçoivent des normes sur demande et à la mesure de leurs intérêts ».

Par exemple, durant la période 2013-2019, un ensemble de directives connues sous le nom de « normes incendiaires » ont été adoptées. Directement ou indirectement, elles augmentent la quantité d’hectares autorisés pour déforester et brûler, en assouplissant les mécanismes légaux en vigueur. De la même manière, la Loi des mines et de la métallurgie 535 de la même période, permet l’ouverture de mines au sein de Zones Protégées sans respect des normes de type Étude de l’Impact Environnemental (EIA), et au sein des Territoires Indigènes, en les exemptant de réaliser la Consultation Libre Préalable et Informée (CLPI) aux peuples indigènes, avec l’argument que les entreprises minières ont des droits prioritaires sur cette loi.

Les politiques gouvernementales des dernières années, affirme Ruth, sont en faveur des grands pouvoirs économiques : « ces politiques violent l’intégrité de la Terre Mère, en lui ôtant sa vertu et sa capacité à donner, générer et régénérer la vie. Elle lui coupe les veines, que sont les fleuves, pour l’industrie minière de l’or et l’utilisation de mercure et des grands projets hydroélectriques. Elles dénudent sa peau avec l’impitoyable déforestation notamment avec le feu pour les commerces agricoles et l’élevage. Elles empoisonnent ses organes de production d’oxygène, comme les sols et les forêts, avec des engrais chimiques pour planter du soja ou de la palme africaine. Elles dynamitent et perforent son système veineux, que sont les versants d’eau souterraines et superficielles, pour chercher du pétrole. Elles mutilent les nombreuses montagnes et les rives de ses fleuves, créées pour apprécier la beauté et la vie dans l’abondance. Cette abondance de vie qui aujourd’hui dépérit car les entreprises minières qui se cachent sous le nom de « coopératives minières communautaires » ou activités de « petite entreprise minière » pour ne pas payer d’impôts ou de très faibles taxes de 2,5%, sont liées aux entreprises transnationales chinoises, brésiliennes, colombiennes et aux grandes entreprises nationales ».

De la même manière, Ruth précise que ces politiques soumettent les peuples autochtones à l’extrême pauvreté puisque « ne pas avoir d’eau est synonyme de pauvreté extrême. Rien n’est possible sans eau ». Ruth explique donc que « le processus d’extinction de l’Amazonie sera dû aux exodes, car ceux qui habitent l’Amazonie de manière ancestrale, ceux qui l’ont protégée et défendue, devront aller chercher ailleurs quelque chose qu’ils ont déjà chez eux. Nous traverserons un processus de transformation pour devenir les destructeurs de nos propres territoires, car nous serons peut-être contraints de nous transformer en mineurs ou agriculteurs d’huile de palme pour tenter de survivre. Ainsi, une fois dépossédés de toute notre dignité, de nos identités, de nos principes et valeurs, de notre spiritualité et vénération à la Terre Mère sacrée, à nos fleuves, à nos montagnes, les forêts et territoires se retrouveront sans leurs protecteurs que nous sommes en tant que peuples indigènes ».

Mais heureusement, dans ce panorama cruel du futur de l’Amazonie et de ses peuples, Ruth partage sa vision d’espoir avec les peuples indigènes en lutte constante.
Ainsi, les nouvelles générations commencent à se positionner quant au futur qu’ils souhaitent. Pour Ruth, plus il y aura de jeunes exigeant de ne pas être dépossédés et revendiquant que ces terres leur reviennent pour leur futur, plus l’espoir grandira ».

LUTTER POUR LE TERRITOIRE C’EST LUTTER POUR LA VIE !

VIVRE DANS L’AUTODÉTERMINATION EST UN DROIT INTOUCHABLE DE NOS PEUPLES INDIGÈNES

Article rédigé à partir d’un entretien réalisé avec Ruth Alipaz Cuqui, Leader de la Nation Uchupiamona, Amazonie bolivienne et membre de la Coordination Nationale de Défense des Territoires Indigènes Originaires Paysans et des Zones Protégées (CONTIOCAP) et aux sources d’information suivantes :


(1) Izquierda Diario, Incendios forestales: los intereses agroindustriales ante la mirada tibia del gobierno, November 2023
(2) Fundación Tierra, Deforestación 2016-2021. El pragmatismo irresponsable de la “Agenda Patriótica 2025,” June 2022
(3) Rojas Calizaya, J; Anzaldo García, A., El nuevo PLUS del Beni excluye a los actores y sus diversas visiones de desarrollo y atenta contra la Amazonía boliviana, Cipca, 2020
(4) Cejis, Análisis socioambiental del Plan de Uso de Suelo (PLUS) 2019 del departamento del Beni, 2020
(5) RTP Bolivia, Video: Engineer Javier Mamani Quispe, General Coordinator to foment production, January 2023
(6) Voir la section « Huile de palme » sur le site Web du WRM.
(7) Bulletin WRM, « Sans eau, il n’y a pas de vie » : les rivières de l’Amazonie bolivienne, septembre 2022.