Brésil : l’eucalyptus et la précarité du travail au Mato Grosso do Sul


« L’eucalyptus n’a rien qui plaise. Si vous lâchez le bétail parmi les eucalyptus, les bestiaux mangent ce qui est à l’extérieur, dans ce qu’on appelle réserve. Le bétail n’aime pas l’eucalyptus, ni les oiseaux, ni les guêpes. Les guêpes sont le plus résistant qu’il y a dans un endroit comme celui-là, mais même les guêpes ne l’aiment pas. » (Interview vidéo de « Manuelzão », personnage de l’œuvre de Guimarães Rosa.)

Je commence cette réflexion par ce qui est intrinsèquement connecté, même sans être toujours visible : le rapport entre l’expansion de l’eucalyptus et la migration temporaire, le symbole le plus clair de la précarité du travail. Cette situation suffit à révéler la réalité du binôme eucalyptus-pâte à papier, cachée derrière le discours du développement et du progrès, puisque ces activités économiques cherchent à se faire accepter en divulguant leur capacité de création d’emplois, sans toutefois expliciter les caractéristiques des emplois créés.

Cette mise en question est fondamentale dans le cas de Três Lagoas, une ville de Mato Grosso do Sul récemment qualifiée de « capitale de la pâte à papier » en raison de la présence des géants IP, Fibria et Eldorado Brésil. Dans cette municipalité, la danse des chiffres de l’embauche prétend construire un imaginaire collectif où l’eucalyptus et l’emploi sont directement associés. Pour cela, la presse locale diffuse avec insistance les bilans du registre général d’emploi du ministère du Travail qui, par exemple, publia en 2011 que l’économie locale avait embauché 24 708 travailleurs. Or, cette même année le nombre de travailleurs licenciés fut de 22 818. Bien que le solde soit positif, telle ne peut pas être la principale lecture de la situation.

Dans ces chiffres, il est fondamental de remarquer une des caractéristiques de la filière eucalyptus-pâte à papier : l’instabilité de l’emploi, puisqu’il s’agit, dans la grande majorité des cas, d’emplois temporaires. D’autre part, les industries installées à Três Lagoas sont exonérées d’impôts aussi importants que l’ICMS et l’IPTU ; en outre, pendant l’étape de construction des usines elles sont déchargées d’un autre impôt, l’ISS . À cela s’ajoutent les énormes sommes accordées par le gouvernement fédéral par l’intermédiaire de la BNDES (Banque nationale de développement économique et social). La dernière en date, accordée à Eldorado Brésil, s’élevait à 2 700 millions de R$ (environ 1 500 millions USD) ; il s’agissait de deniers publics qui provenaient du Fonds d’assistance aux travailleurs.

D’autre part, quels sont les travailleurs immigrants de la construction à Três Lagoas ? Voyons le cas récent de la construction de « l’usine de pâte la plus grande du monde », propriété d’Eldorado Brésil, dont on prévoit qu’elle sera prête à fonctionner en 2014. Près de 7 000 hommes y travaillent. La plupart d’entre eux proviennent du Nord-Est du Brésil ; ce sont des exilés en situation de grande vulnérabilité. Leur migration étant temporaire, ils ne sont chez eux nulle part. La population locale les regarde avec méfiance et, en raison de la faible rémunération qu’ils perçoivent, ils finissent par vivre dans des « logements » qui, souvent, ont l’air de ghettos.

Cette année, à quatre reprises ces travailleurs ont rompu le silence par des grèves et des manifestations, pour faire savoir au Brésil entier qu’ils sont en ce moment les principales victimes de la contradiction sociale provoquée par le modèle eucalyptus-pâte à papier. Que revendiquent-ils ? Des droits, comme le paiement de salaires et d’heures supplémentaires en retard, de meilleures conditions de travail et d’hébergement, davantage de jours libres, l’amélioration du transport, non seulement pour arriver au chantier mais aussi pour aller dans la ville, puisque certains logements se trouvent dans les zones périphériques. On remarque que, malgré les grèves, la situation change très peu et, d’après les travailleurs, cela s’explique par le non respect des accords signés.

Il faut souligner que, quand nous parlons des conditions de travail, nous ne parlons pas seulement de la construction de l’usine mais aussi des zones où l’eucalyptus est cultivé, ce qui implique, par exemple, l’application de produits chimiques toxiques. On sait que ces travailleurs commencent leur journée à 4 heures du matin, et qu’ils gagnent à peu près le salaire minimum. Un autre problème dont on parle peu est le paradoxe derrière l’expansion de l’eucalyptus : si, d’un côté, elle crée des emplois (précaires), de l’autre elle provoque le chômage, en louant des propriétés et en détruisant les pâturages utilisés par les travailleurs de l’élevage. À cause de ce processus, des dizaines de familles ont quitté la campagne ces dernières années pour s’installer dans la ville de Três Lagoas, provoquant la stagnation des communautés locales.

Nous ne parlons pas d’un cas isolé : la précarité du travail est intrinsèque au secteur forestier. Quand l’usine Horizonte de Fibria fut construite, dans les années 2007 et 2008, la ville de Três Lagoas vécut une expérience semblable. Il a été consigné que, pour diminuer le coût des frais d’hébergement des travailleurs du chantier, les entreprises remplissaient les logements et les hôtels de « lits qui ne refroidissaient jamais », sans se soucier des mauvaises conditions d’hygiène où se retrouvaient les travailleurs ; d’autres situations de précarité et de violence ont été rapportées également. Ces faits furent dénoncés au ministère du Travail, qui créa une commission d’enquête pour examiner le problème. Il fut constaté à l’époque qu’il y avait dans la ville plus de 120 lieux d’hébergement associés à près de 250 entreprises embauchées par Fibria pour la construction de l’usine. Des inspections du ministère du Travail permirent aussi de constater d’autres irrégularités qui aboutirent à l’interdiction de cinq logements des entreprises sous-traitantes.

Quand il y a des grèves ou des plaintes concernant le mauvais traitement des travailleurs ou le non-respect de la législation du travail, les entreprises cherchent à passer inaperçues dans les médias, en déléguant toute responsabilité sur les entreprises sous-traitantes, comme si le projet ne leur appartenait pas.

À mesure que les travaux avancent, l’agitation et les conflits tendent à s’estomper. Le sachant, ces entreprises se chargent d’éviter que les arrêts du travail ne retardent le calendrier du chantier ; ainsi, des centaines de nouveaux travailleurs sont embauchés pour remplacer ceux qui résistent à l’exploitation.

Et que se passe-t-il pendant l’étape de fonctionnement de l’usine du complexe eucalyptus-pâte à papier ? En théorie, il n’y a plus d’arrêts, de manifestations ni de grèves, parce que le « travail vivant » est rare ; en revanche, le degré de mécanisation sophistiquée (« travail mort ») est élevé : il peut atteindre 85 % dans la plantation et la coupe des eucalyptus, comme le signalent avec fierté les défenseurs du système.

Au Brésil, la migration suscitée par le rythme irrégulier des grands travaux publics et privés n’est pas nouvelle ; elle est même célébrée comme un symbole de progrès. Ce phénomène est présenté comme quelque chose de naturel, en passant sous silence les conditions et les effets sociaux du mouvement temporaire de personnes vers le capital qui les dé-socialise sans les re-socialiser.

Cependant, l’histoire n’est pas une simple répétition de faits, et nous voyons les migrants actuels utiliser les armes de leur temps, comme téléphones mobiles, réseaux sociaux et journaux, pour dénoncer qu’ils sont exploités mais restent dignes de revendiquer les droits qui leur sont refusés dans le territoire de l’eucalyptus.

« Tu te rends compte, on travaille 8 heures par jour et quand on arrive au logement pour se baigner, où est l’eau ? Et quelqu’un peut se dire, zut, qu’il est mal soigné ce type, il pue, il ne s’est pas baigné. Et le lendemain, il met son uniforme, il va travailler, il rentre, il n’y a pas d’eau. Et qu’est-ce qu’on peut faire ? On va revendiquer, on est des êtres humains. » (Un travailleur du chantier de l’usine Eldorado Brésil, interviewé le 14-12-2011 par Guilherme Marini Perpetua et Tayrone Roger Antunes de Asevedo.)

Rosemeire A. de Almeida, professeur de l’UFMS/Campus de Três Lagoas.