Les sociétés privées en tant que sujets de droits : une architecture de l’impunité

Lorsque nous parlons de droits, nous nous référons presque toujours aux droits des personnes, des peuples et des minorités qui luttent pour une vie digne, plus équitable et juste. Cependant, nous ne pouvons ignorer que les sociétés privées, et tout particulièrement les grandes transnationales, utilisent elles aussi la rhétorique des droits. Conjointement avec les États et de nombreuses organisations internationales, les sociétés privées promeuvent certains droits qui nuisent aux intérêts de la population. Des droits comme celui du « libre échange » ou de la « libre concurrence » aident à leur garantir l’accès et le contrôle sur de plus en plus de domaines de la vie. Les terres, les sources d’eau, les forêts et les montagnes dont dépendent une multitude de peuples et de communautés leur sont remises en vertu des « droits commerciaux » des grandes transnationales.

« Beaucoup pensent que le fleuve est seulement de l’eau et des poissons, mais pour nous, elle est la source de notre survie et un enjeu de culture. Depuis l’apparition de nos ancêtres, le fleuve Doce maintient notre peuple. Elle est une question de religion, elle est sacrée. Mais maintenant, elle est morte. » (1)

Cacique Leomir Cecílio de Souza, peuple krenak, Brésil

« Ce que Shell et Chevron ont fait au peuple ogoni, à ses terres et rivières, à ses ruisseaux, à son atmosphère, revient à un génocide. L’âme du peuple ogoni meurt et je suis son témoin. » (2)

Ken Saro-Wiwa, peuple ogoni, Nigéria

« Tout au long de ma vie, j’ai vu comment nos rivières, notre jungle, notre air étaient touchés. Les pétrolières sont arrivées dans ce qui était un paradis de beauté naturelle où nous pouvions pêcher les poissons, cueillir des médicaments de la forêt et surtout vivre dans la dignité. Les activités pétrolières l’ont détruit, sans aucun respect pour la vie des êtres humains ni de la nature. » (3)

Humberto Piaguaje, peuple siekopai, Équateur

« Nous rêvons avec notre terre. Tout ce que nous voyons, ce sur quoi nous marchons, ce que nous ressentons avec notre corps, appartient à notre terre. Nous avons besoin de la terre pour pouvoir penser à nous-mêmes, pour connaître qui nous sommes. Sans notre terre, nous ne sommes pas un peuple. Le gouvernement devrait le comprendre. Ce qui nous arrive n’est pas négociable. On ne peut être compensé pour la terre. » (4)

Gregory Bahla, Orissa, Inde

« C’est ce que nous appelons un désert vert parce que cette plantation d’eucalyptus cause beaucoup de contamination, nous cause beaucoup de problèmes, à nous et à nos enfants. Ce désert vert ne nous procure pas la santé, ne nous procure pas l’éducation, ne nous procure pas des aliments, et même les oiseaux n’ont pas la liberté de vivre dans cette plantation. Cette plantation ne produit de la richesse que pour les gens de l’extérieur, mais elle ne procure rien à nous. Et je me sens indigné d’être ici, à l’ombre d’un désert vert à l’intérieur du territoire autochtone. » (5)

Cacique Jurandir, peuple pataxó, Brésil

Ces témoignages nous donnent une idée du potentiel destructeur des sociétés transnationales sur la vie des peuples traditionnels. Les rejets sans valeur commerciale des mines de fer, de l’extraction de pétrole et de charbon minéral et de la production de cellulose sont laissés dans les communautés qui ont moins de pouvoir politique et économique, consacrant ainsi une relation d’injustice environnementale. (6) Les profits obtenus de l’exploitation des ressources naturelles sont privatisés et transférés aux pays d’origine ou aux élites locales. Les effluents, la contamination et la destruction des territoires restent et sont socialisés au sein de ces peuples dont l’existence sociale et l’identité culturelle sont totalement imbriquées dans l’environnement naturel.

Les transnationales sont des structures économiques et juridiques complexes, composées de différentes sociétés à responsabilité limitée actives dans plusieurs pays. La fragmentation et la prétendue indépendance de ces pays en viennent à exempter les transnationales des dommages que causent leurs filiales. Le cadre normatif international actuel protège les sociétés transnationales et ignore les victimes de leurs opérations préjudiciables et configure ce que l’on a appelé « l’architecture de l’impunité. » (7)

« La logique qui sous-tend la structuration de ces sociétés protège ces groupes contre la responsabilité directe. Chaque société commerciale a une architecture autonome et possède une sphère juridique active et passive propre de sorte que l’on ne peut imputer leurs partenaires du passif social qu’elle aurait causé (responsabilité limitée). » (8)

Comme les normes internationales existantes n’abordent pas ces problèmes et ont un caractère volontaire, elles sont incapables de promouvoir des actions pour que les entreprises assument leurs responsabilités lorsqu’elles violent les droits de l’homme individuels ou collectifs. Il n’y a aucune discussion ni création de mécanismes pour réduire la grande inégalité dans l’accès à la justice. En plus de se réfugier derrière cette structure entrepreneuriale complexe, les transnationales comptent sur la structure oligarchique du pouvoir judiciaire des pays dans lesquels elles évoluent et sur l’appui des meilleurs cabinets d’avocats du monde. Il faut se demander si la « justice » actuelle, telle qu’elle a été pensée avec ses normes et son système juridique, a réellement été créée et appliquée pour pénaliser ceux qui commettent des injustices.

Qui est à risque ?

Les plus récentes initiatives dans le contexte du Groupe de travail de l’ONU sur les entreprises et les droits de l’homme, ainsi que la publication des Principes directeurs de l’ONU relatifs aux entreprises et aux droits de l’homme de John Ruggie n’ont établi aucune obligation directe des États nationaux ni des sociétés responsables des violations. Ces initiatives volontaires ne suggèrent même pas que les sociétés privées doivent se préoccuper des risques et des coûts des conflits causés par les violations des droits humains commises dans le cadre de leurs activités. Examinons deux paragraphes du document cité ci-dessus (9) :

« Lorsque ces institutions [les entités officiellement ou officieusement liées à l’État qui peuvent donner leur appui ou procurer des services aux activités des entreprises] ne tiennent pas expressément compte des incidences négatives effectives ou potentielles des entreprises bénéficiaires sur les droits de l’homme, elles s’exposent − quant à leur réputation, et du point de vue financier, politique voire même, potentiellement, du point de vue juridique − au risque de cautionner ces atteintes [...]. »

« Veiller à ce que leurs politiques, lois, règlements et mesures d’application soient efficaces quant à la prise en compte du risque que des entreprises soient impliquées dans des violations caractérisées des droits de l’homme. »

En d’autres mots, selon cette perspective, ce ne sont pas les communautés qui voient leurs territoires détruits qui sont à risque, mais bien les transnationales elles-mêmes. Selon le même John Ruggie, « le risque social survient lorsqu’une partie intéressée habilitée assume une question sociale et exerce une pression sur la corporation (en exploitant une vulnérabilité qui peut toucher les revenus, comme la réputation ou l’image de l'entreprise) [...]. » (10) Ce serait les sociétés transnationales qui se trouveraient vulnérables et fragiles devant les dénonciations des peuples traditionnels. Ces peuples « ont érigé un mur de protection autour de leurs cultures alimentaires et leurs territorialités spécifiques avec lesquelles ils assurent leur reproduction physique et sociale. Ils se protègent non seulement en exigeant l’application des dispositions constitutionnelles et des nouvelles lois des États fédéraux, mais aussi au moyen d’actions directes. (11) »

Dans ce sens, pour les entreprises, il s’agit d’être à l’affût de ces dénonciations et d’établir des stratégies d'entreprise qui promeuvent « de meilleures relations avec les gouvernements locaux, les organisations non gouvernementales (ONG), ainsi qu’avec les communautés qui peuvent aider à faciliter les processus d’approbation du développement, de l’expansion et de la conclusion des projets, en aidant à résoudre les conflits et en évitant les situations dans lesquelles les groupes locaux peuvent créer des problèmes et même empêcher la réalisation de l’activité minière (…). » Il faudrait « faciliter l’accès aux ressources [naturelles], telles que les gisements miniers, dans les milieux de plus en plus risqués et éloignés. » (12)

Il ne s’agit pas ici de modifier les pratiques entrepreneuriales violatrices des droits que dénoncent les peuples traditionnels, mais plutôt de les atténuer, de les modérer ou de les neutraliser à l’aide de multiples stratégies par exemple les soi-disant initiatives de « responsabilité sociale. »

Que faire face à une économie foncièrement violente ?

Pour contrer cette structure qui exempt les sociétés transnationales de leurs responsabilités, divers acteurs sociaux de différents pays du monde (des universitaires, des peuples traditionnels, des organisations non gouvernementales et des syndicats) ont discuté de la création d’un instrument contraignant qui rendrait les transnationales responsables de leurs violations des droits de l’homme. Un « Traité contraignant sur les droits de l’homme et les entreprises » dont les États signataires « établiraient la responsabilité civile et pénale des entreprises et de leurs directeurs [...]. Ils seront tenus d’assumer la responsabilité peu importe s’ils ont agi à titre d’auteurs ou de complices, et ladite responsabilité devra s’étendre à tous les maillons de la chaîne productive de l’entreprise en question » et les obligations des États en vertu du traité seront intégrées dans les accords multilatéraux d’investissement, « de manière à lier les institutions financières et d’arbitrage aux normes relatives aux droits de l’homme. » (13) En plus d’autres dispositions, il est proposé que les obligations relatives aux droits humains « soient intégrées aux statuts et aux contrats commerciaux des entreprises de sorte que la violation de ces droits entraîne nécessairement une infraction à la législation internationale et aux devoirs contractuels. » (14)

Pour contrer les violations du capitalisme transnationalisé, il devient nécessaire de transnationaliser les luttes sociales, en articulant les peuples qui souffrent, mais qui résistent aussi aux violations. Dans ce sens, une initiative comme l’Articulation internationale des personnes affectées par Vale, une entreprise minière multinationale brésilienne, et une des plus grandes sociétés de logistique du pays, est exemplaire. Cette articulation regroupe les peuples autochtones, les quilombolas (communautés formées de descendants d’esclaves qui avaient réussi à échapper à la captivité), les paysans, les syndicalistes et les travailleurs des mines de divers pays où Vale est active. « Nous travaillons ensemble à élaborer des instruments et des stratégies communes pour exposer la véritable Vale, défier son pouvoir absolu et renforcer les travailleurs et travailleuses et toutes les populations affectées par ses actions. » (15)

Il devient donc important de se demander si un modèle de production capitaliste peut exister sans les innombrables dommages et violations des peuples et des forêts et les autres effets dévastateurs. Quelles populations ne voient pas leurs droits bafoués lorsque le droit au « libre échange » ou à la « libre concurrence » prime ? En réalité, l’injustice environnementale et sociale est une pièce essentielle du système économique capitaliste.

Raquel Giffoni, raquelgiffoni [at] gmail.com

Professeure de sociologie à l’Instituto Federal de Rio de Janeiro

(1) Índios lamentam tragédia em MG: « O rio Doce sabia que ia ser morto. » Accessible à : http://noticias.uol.com.br/cotidiano/ultimas-noticias/2015/11/19/indios-lamentam-tragedia-em-mg-o-rio-doce-sabia-que-ia-ser-morto.htm

(2) Shell en África, Eduardo Galeano. Disponible à : http://www.voltairenet.org/article124705.html

(3) Atingidos pela Chevron no Equador cobram reparação de danos ambientais, sociais e culturais na Justiça brasileira. Disponible à : https://fase.org.br/pt/informe-se/noticias/atingidos-pela-chevron-no-equador-cobram-reparacao-de-danos-ambientais-sociais-e-culturais-na-justica-brasileira/

(4) El caso de las Minas de Carbón Mineral del Proyecto de Mina a Cielo Abierto East Parej en Jharkland, India. Disponible à : http://bit.ly/2ssJArC

(5) Brasil: as plantações da Veracel, a usurpação certificada. Accessible à : https://www.ecodebate.com.br/2009/03/03/brasil-as-plantacoes-da-veracel-a-usurpacao-certificada/

(6) Les injustices environnementales seraient un ensemble de « mécanismes par lesquels les sociétés inégales, aux plans économique et social, destinent le plus lourd fardeau de dommages environnementaux que cause le développement aux populations à faible revenu, aux groupes raciaux victimes de discrimination, aux quartiers ouvriers et aux populations marginales et vulnérables. » Manifeste de la Rede Brasileira de Justiça Ambiental (Réseau brésilien de justice environnementale), 2001.

(7) BRENNAN, B. ; BERRÓN, G. 2012. Hacia una respuesta sistémica al capital transnacionalizado. América Latina en Movimiento, Quito, ALAI, no 476, juin 2012 ; HOMA. (2017) Centro de direitos humanos e empresas. « Novos elementos para o Tratado de Empresas e Direitos Humanos da ONU. » Accessible à :

http://homacdhe.com/wp-content/uploads/2017/07/Novos-elementos-para-o-Tratado-de-Empresas-e-Direitos-Humanos-da-ONU.pdf

(8) HOMA, 2017; p.12.

(9) Ruggie, J. (2011). Principes directeurs relatifs aux entreprises et aux droits de l’homme : mise en œuvre du cadre de référence « protéger, respecter et réparer » des Nations Unies. New York, Nations Unies. Accessible à :

https://www.humanrights.ch/upload/pdf/150518_ONU_Principes_directeurs_Entreprises.pdf

(10) Kytle et Ruggie. (2005). Corporate Social Responsibility as Risk Management: A Model for Multinationals. Accessible à :

https://sites.hks.harvard.edu/m-rcbg/CSRI/publications/workingpaper_10_kytle_ruggie.pdf

(11) ALMEIDA, A. W. et al. (2010). Capitalismo globalizado e recursos territoriais: fronteiras da acumulação no Brasil Contemporâneo, p. 140. Rio de Janeiro: Lamparina.

(12) ICMM, ESMAP et Banque mondiale. (2005). Herramientas para el Desarrollo Comunitario, pp. 11, 12. Publié par ESMAP et la Banque mondiale, Washington, États-Unis, et ICMM, Londres, Royaume-Uni. Disponible à http://stratas.cl/wp-content/uploads/2016/09/Desarrollo-Comunitario-ICMM.pdf

(13) HOMA, 2017, p.8

(14) HOMA, 2017, p.9

(15) Articulación Internacional de los Afectados por Vale. https://atingidospelavale.wordpress.com/quem-somos/