La 3e session du Tribunal permanent des peuples a eu lieu à Madrid, en Espagne, les 14 et 15 mai de cette année, à la demande du réseau Enlazando alternativas qui relie l’Europe, l’Amérique latine et les Caraïbes.
Ce réseau a été créé en 2004 pour répondre aux mesures néolibérales de la politique commerciale de l’Union européenne (UE), laquelle vise à assurer à ses transnationales le plus grand accès possible aux marchés latino-américains et caribéens. Le réseau soutient aussi les résistances populaires latino-américaines et européennes à l’expansion commerciale européenne.
De son côté, le Tribunal permanent des peuples (TPP), constitué en 1979, vise à qualifier en termes juridiques et à faire connaître les violations massives des droits de l’homme et des peuples que les instances officielles ne reconnaissent pas ou contre lesquelles elles ne réagissent pas. Le TPP est constitué par de nombreux membres désignés par la Fondation Lelio Basso pour les droits et la libération des peuples. Ses principaux objectifs sont, d’une part, de dénoncer publiquement les crimes commis par les entreprises transnationales et les répercussions de leurs activités sur les droits économiques, sociaux et culturels, et, d’autre part, de mettre en évidence la responsabilité de l’UE, dont les institutions et les politiques favorisent l’accroissement du pouvoir des multinationales.
Dans le cadre des Sommets des Peuples (sommets alternatifs aux sommets officiels de l’UE et des gouvernements de la région), le réseau Enlazando Alternativas et le TPP ont organisé des sessions sur « Les politiques néolibérales et les transnationales européennes en Amérique latine et aux Caraïbes ». Les violations des droits de l’homme, du travail et de l’environnement commises par plus de 25 entreprises transnationales européennes et par leurs filiales latino-américaines et caribéennes y ont été exposées.
À la 3e session du TPP, le Mouvement des personnes affectées par les barrages au Brésil (MAB), le Forum bolivien de l’environnement et du développement (FOBOMADE) et l’organisation espagnole SETEM-Catalunya ont porté plainte contre les entreprises GDF-SUEZ (France), Santander (Espagne) et BANIF (Portugal) et aux organismes internationaux qui les appuient (dont le FMI, la Banque mondiale et la Communauté européenne) pour la construction des centrales de San Antonio et Jirau à Porto Velho, capitale de Rondonia, au Brésil, à 10 kilomètres de la frontière de la Bolivie. Ces centrales se trouvent sur le fleuve Madera, le deuxième de l’Amazonie, qui traverse près d’un quart de l’Amazonie brésilienne et parvient aux territoires bolivien et péruvien.
Le gouvernement du Brésil a autorisé unilatéralement la construction des deux barrages sur le territoire brésilien, sans consulter la Bolivie sur les effets qu’ils auraient sur ce pays et en refusant d’y faire des études d’impact environnemental.
Il est signalé dans la plainte que ces centrales font partie d’un complexe hydroélectrique qui s’insère à son tour dans les programmes d’interconnexion d’infrastructures de l’Initiative régionale d’intégration des infrastructures sud-américaines (IIRSA).
L’IIRSA est un plan patronné, entre autres, par la BID ; il vise à optimiser l’efficacité des mouvements internationaux de commerce et d’exportation des entreprises transnationales, en particulier avec les marchés d’Amérique du Nord et d’Europe, par la construction d’infrastructures de transport terrestre, aérien et fluvial, d’oléoducs, de gazoducs, de voies fluviales, de ports maritimes et fluviaux et par l’installation de réseaux électriques et de fibre optique dans les pays sud-américains.
Selon Fobomade [1], la construction de la centrale de San Antonio, commencée en août 2008, est un investissement du groupe Santo Antonio Energía qui fait partie du consortium Eletrobrás-Furnas (39 %). La banque Santander détient 10 % des actions, ainsi que la banque BANIF et que CEMIG ; 18,6 % des parts appartiennent à Odebrecht et 12,4 % à Andrade Gutierrez.
La centrale de Jirau, commencée en novembre 2008, appartient au consortium Energia Sustentável du Brésil (dont 50,1 % des parts appartiennent à GDF-Suez), à Eletrosul Centrais Elétricas S.A. (20 %), à la Companhia HidroElétrica do Sao Francisco – CHESF (20 %) et à Camargo Correa Investimentos en Infra-Estrutura S.A. (9,9 %).
La Banque de développement économique et social du Brésil (BNDES) est le principal bailleur de fonds du complexe Madera, mais la Banque mondiale et la Banque interaméricaine de développement (BID) y participent aussi de façon indirecte.
Les organisations sociales ont dénoncé au TPP que les barrages brésiliens de Jirau et San Antonio, dont les travaux sont très avancés, ont déjà de graves répercussions et en auront bien d’autres, comme l’expulsion de peuples indigènes et de paysans dont les droits de propriété ont déjà été reconnus, ou l’inondation de vastes étendues agricoles et des zones où l’on récolte la châtaigne (un fruit qui est la base de l’économie des indigènes et des paysans amazoniens du département de Pando, dont les moyens de vie dépendent entièrement de l’existence d’une forêt intacte). D’autre part, la flore et la faune indigènes seront affectées ; les populations de poissons diminueront, la circulation naturelle des poissons et des dauphins d’eau douce (espèce endémique des municipalités de Pando et Beni) sera interrompue ; la vitesse de l’eau se réduira, faisant diminuer l’oxygénation et monter la température ; les eaux seront polluées avec du mercure ; l’incidence de la malaria, de la fièvre jaune, de la dengue et de la leishmaniose sera plus forte par suite de la multiplication des vecteurs de transmission due à l’augmentation de l’immigration de travailleurs temporaires ; la qualité de l’eau sera modifiée et les étendues d’eau stagnante s’élargiront.
Une autre étude récente [2] conclut que la construction du barrage de San Antonio provoquera un déboisement massif, dû aux installations elles-mêmes mais aussi aux routes et aux canaux associés aux travaux ; la mort d’au moins onze tonnes de poissons (certains parlent de 60 tonnes) et d’autres animaux à cause des explosions qui auront lieu chaque jour ; la pollution de l’eau et la rupture du tissu social des communautés indigènes.
L’étude signale que « l’un des impacts directs les plus dangereux de la construction de barrages dans une région relativement plate, comme l’Amazonie, est le risque d’inondations qui, en plus de provoquer des morts, des maladies, des pertes économiques et la destruction de logements, s’accompagnent de la diminution de la productivité des sols, d’atteintes à la diversité biologique et de la pollution des nappes phréatiques ».
C’est pour toutes ces raisons que, pendant la session du TPP à Madrid, Gobomade, MAB et SETEM-Catalunya ont dit :
« 1. Il faut mettre fin aux violations des droits de l’homme et aux abus des transnationales et exiger réparation. Cela suppose de concevoir, dans le cadre des Nations unies, une nouvelle jurisprudence internationale obligatoire qui définisse les crimes environnementaux et impose des sanctions civiles, administratives et pénales en appliquant la règle : ‘la responsabilité doit être proportionnelle au potentiel de destruction et au niveau de risque pour la préservation de l’environnement’.
2. Ni deux systèmes de normes ni deux morales. Il faut que le Tribunal exhorte les gouvernements et les institutions communautaires à créer des normes intergouvernementales mondiales concernant les entreprises et les droits de l’homme. Un cadre obligatoire est nécessaire pour établir des mécanismes efficaces de réclamation et de responsabilisation.
3. Les crimes économiques et écologiques doivent être dénoncés et mis en accusation. Nous demandons de juger les politiques commerciales de l’UE et de ses États et l’architecture institutionnelle qui permet aux transnationales européennes d’obtenir des bénéfices illégitimes. L’Union européenne doit être accusée de crimes de lèse humanité en application du Statut de Rome de la Cour pénale internationale.
Nous accusons l’UE d’écocide, celui-ci étant défini par l’État de Chiapas comme une ‘conduite dolosive qui consiste à causer un dommage grave à l’environnement par l’émission de polluants, la réalisation d’activités dangereuses ou l’atteinte aux ressources naturelles’. »
Le rapport de Henkjan Laats dit en outre que la génération d’énergie au moyen de l’accumulation d’eau dans des barrages est considérée comme une source d’énergie renouvelable parce que, une fois le barrage construit, il n’y a plus d’émissions significatives de gaz à effet de serre. Pourtant, il faut prendre en compte que le taux de CO2 reste élevé et que, de plus, l’émission de gaz méthane augmente, en particulier dans les turbines et les déversoirs. Or, le gaz méthane a 25 fois plus d’incidence par tonne sur le réchauffement planétaire que le dioxyde de carbone. De même, on considère que le déboisement, les incendies, l’extension de l’élevage et la construction de routes font que l’électricité des barrages hydroélectriques amazoniens ne soit pas une « énergie propre ».
En définitive, les barrages hydroélectriques contribuent au réchauffement de la planète, encore une forme d’écocide.
[1] “Caso de las hidroeléctricas en el río Madera presentado ante el TPP en Madrid” (Le cas des barrages hydroélectriques sur le fleuve Madera, présenté au TPP à Madrid), Servicio de Noticias Ambientales, http://fobomade.org.bo/bsena/?p=479.
[2] “El Dilema Amazónico; la construcción de Mega-represas en el Río Madera” (Le dilemme amazonien ; la construction de grands barrages sur le fleuve Madera), Henkjan Laats, CEADESC et PEC, Bolivie, 2010,http://www.riomadeiravivo.org/docs/dilamazonico.pdf.