Depuis des décennies, des sociétés de l’agrobusiness, de l’extraction minière et de l’industrie pétrolière s’associent à des ONG et à des organisations à but non lucratif dans le but de verdir leur image, en guise de réponse à la pollution et à la destruction causées par leurs activités. Pour les sociétés, se promouvoir comme « durables » sur la base de ces partenariats est une stratégie efficace pour répondre aux demandes des consommateurs, obtenir des avantages fiscaux, accéder à des financements et se conformer aux mesures compensatoires requises par les organismes de réglementation.
Mais au-delà de ce blanchiment écologique, les organisations recrutées par les sociétés extractives et l'agrobusiness jouent aussi un rôle de plus en plus central dans la soi-disant « médiation des conflits » avec les communautés rurales vivant sur les territoires ciblés par ces industries. L'une de ces organisations est la Earthworm Foundation, dont le nom apparaît fréquemment dans les rapports reçus par le WRM de la part des communautés confrontées à des conflits avec des sociétés dans les territoires qu'elles habitent.
Qu'est-ce que la Earthworm Foundation ?
Fondée en 1999 sous le nom de Tropical Forest Trust, ce n'est qu'en 2019 qu’Earthworm est devenue une fondation. Basée en Suisse, l'entité compte plus de 300 collaborateurs répartis dans plus de 15 bureaux dans différents pays. (1)
Selon la fondation, sa mission est de « créer un monde où l’humain et la nature prospèrent en harmonie » (2). L'une de ses vidéos promotionnelles indique qu’Earthworm « crée des solutions avec le secteur privé pour guérir la nature et les populations ». (3) Ce ton presque lyrique est cependant très éloigné de ce que fait réellement la Earthworm Foundation, et surtout de ceux pour qui elle travaille. En pratique, ses activités aident les multinationales à s'assurer que rien n'entrave le flux de marchandises tout au long de leurs chaînes d'approvisionnement, en veillant à ce qu’aucun obstacle ne freine l'extraction des matières premières ni l’expansion des ventes de leurs produits sur les marchés mondialisés.
Les sociétés et la Earthworm Foundation
Dans son rapport annuel 2023, la Earthworm Foundation liste de grandes sociétés - principalement issues de l’agrobusiness, mais aussi des secteurs de l’exploitation minière, des biens de consommation ou de la grande distribution - parmi ses partenaires et soutiens. (4) Au cours des années précédentes, l’organisation a également reçu des fonds de sociétés pétrolières, telles que Shell.
Sociétés partenaires d’Earthworm (2023) |
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Secteur |
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Agrobusiness |
Bunge, Cargill, Wilmar, Asia Pulp & Paper, Louis Dreyfus Foundation, Olam, Veracel (Suzano et Stora Enso) et Socfin, entre autres. |
Biens de consommation et grande distribution |
Pepsico, Nestlé, Danone, Mars, L’Oréal, Colgate-Palmolive, Mc Donald’s, Wal-Mart Foundation et 3M, entre autres. |
Exploitation minière |
Alcoa |
Entre 2019 et 2023, les revenus de la Earthworm Foundation ont augmenté de 59 pour cent, pour atteindre près de 100 millions de dollars. Environ 90 pour cent de cette somme proviennent de ses plus de 50 membres et partenaires – principalement des sociétés privées – contre environ 4 pour cent provenant de subventions des autorités publiques. Cette croissance des revenus se reflète également dans la rémunération des huit membres de la direction exécutive de la fondation, qui ont perçu 1,6 million de dollars des États-Unis en 2023. (5)
Dans l’une de ses vidéos promotionnelles, Earthworm affirme : « si nous ne travaillons pas avec le secteur privé, nous ne changeons pas le monde ». (6). Mais dans la mesure où plusieurs sociétés du secteur privé sont membres de la fondation, une question s’impose : où se situe la limite entre travailler avec ces sociétés et travailler pour elles ?
Que fait la Earthworm Foundation ?
Earthworm entre en scène lorsqu’un conflit entre une société et des communautés menace d’une manière ou d’une autre d’affecter les bénéfices de cette société. La fondation est alors chargée de résoudre le problème dans le cadre d’un processus de médiation, dans un esprit de bonne volonté entre toutes les parties concernées. Cependant, ce que le WRM a appris au fil de décennies de soutien aux luttes communautaires, c’est que l’accaparement des terres, la violence, les conflits et la destruction sont des éléments structurels et inséparables des modèles économiques des clients d’ Earthworm – et qu’il est impossible de les résoudre par le biais de la médiation et de la bonne volonté.
Dans cette optique, Earthworm prend contact avec les communautés affectées, organise des formations et d’autres activités avec des ONG, des gouvernements, des universitaires, etc. Mais dans quelle mesure une organisation qui se propose de servir de médiateur dans des conflits peut-elle le faire de manière équitable, quand la plupart de ses fonds proviennent des sociétés qui sont à l’origine des conflits ? Au-delà de la question financière, une autre question se pose : peut-on parler d’intervention honnête lorsque la vision du monde de ceux qui se présentent comme des médiateurs est beaucoup plus proche de celle des sociétés que de celle des communautés affectées ? Des questions de ce type ont été soulevées à plusieurs endroits où Earthworm est intervenue au nom des sociétés.
Earthworm « médiateur » des conflits entre l'industrie de l’huile de palme et les communautés rurales
Prenons pour exemple l'un des principaux produits sur lesquels se concentre l’activité d’Earthworm : l'huile de palme. Le système de production d'huile de palme adopté par de nombreuses sociétés qui financent Earthworm repose sur les plantations en monoculture, l'utilisation intensive de pesticides, les engrais synthétiques, la surexploitation de la main-d'œuvre et l'appropriation des territoires communautaires. (7) En Afrique de l'Ouest et Centrale, en particulier, le processus même par lequel les sociétés d'huile de palme ont obtenu les concessions forestières est généralement au cœur des différends avec les communautés. Des multinationales telles que Socfin, Wilmar et Golden Veroleum continuent de bénéficier de lois foncières de l'époque coloniale qui ne respectent pas les droits des communautés sur leurs terres traditionnelles et qui leur cèdent de vastes étendues de territoires communautaires. (8)
En conséquence, ce modèle est inévitablement associé à la perte de terres, aux violences et à l’affaiblissement de la gouvernance communautaire traditionnelle. Les communautés impactées sont également confrontées à la contamination des cours d’eau, à la perte d’accès aux terrains de chasse, à la nourriture et aux plantes médicinales. En bref, les territoires dans lesquels elles vivent sont complètement transformés par la production de marchandises destinées à l'exportation.
L'incompatibilité et l'affrontement entre ce modèle de production et le mode de vie des communautés traditionnelles ont provoqué de graves conflits dans plusieurs régions du Sud global. La Earthworm Foundation a été engagée par des sociétés du secteur de l'huile de palme pour intervenir dans plusieurs de ces conflits, ce qui a eu tendance à aggraver plutôt qu’à résoudre les problèmes rencontrés par les communautés.
Earthworm et Socfin au Cameroun et au Libéria
Un exemple est le géant de l’agrobusiness Socfin, dont les actionnaires majoritaires sont la famille belge Fabri et le milliardaire français Vincent Bolloré. La société est devenue membre d’Earthworm en 2017, à peu près au même moment où elle publiait sa « politique de gestion responsable ». Dans ce document, Socfin prétend s'engager, entre autres, auprès des communautés rurales dans les régions de ses plantations de palmiers et d'hévéas.
Le Cameroun, le Liberia, la Côte d'Ivoire, le Nigeria et le Cambodge sont quelques-uns des pays dans lesquels les filiales de Socfin opèrent et où Earthworm a mené des enquêtes sur les conflits provoqués par la présence de la société. Depuis 2023, la fondation a publié sept rapports sur ces conflits. Tous suivent un schéma récurrent qui donne à Earthworm l’organisation l’allure d’un porte-parole du groupe Socfin, bien plus que celle d’un organisme indépendant chargé d’enquêter sur des plaintes contre la société. (9) Trois éléments récurrents se dégagent de ces rapports :
Tout d'abord, Earthworm reconnaît que « les opérations du Groupe Socfin continuent de faire l’objet d’allégations sur le plan socio-environnemental », ce qui est indéniable. Mais elle précise que ces plaintes proviennent « des médias internationaux et de la société civile locale et internationale ». Il est à noter qu'en complétant la phrase de cette manière dès le début de ses rapports, Earthworm renvoie le problème aux médias et aux ONG, comme si c’était eux, plutôt que les communautés affectées, qui déposaient des plaintes pour violations. De plus, dans les rapports d’Earthworm, cette reconnaissance des violations par Socfin est toujours accompagnée d’une mention selon laquelle la société a fait « progrès [...] dans la mise en œuvre de ses engagements en matière de gestion responsable ».
Deuxièmement, parmi les divers impacts signalés par les communautés – tels que l'accaparement des terres, la violence sexuelle, la pollution des cours d'eau, la destruction de tombes et de sites sacrés, les menaces et l'intimidation, entre autres (10) – Earthworm n’en reconnaît que quelques-uns dans ses rapports. Un certain nombre d’incidents finissent invariablement par être classés explicitement comme des « allégations non fondées », « partiellement fondées » ou encore « fondées, mais pas de la responsabilité de SOCFIN ». C’est notamment le cas dans les rapports d’Earthworm portant sur trois sites au Cameroun (Edéa, Mbongo et Mbambou), où il a été décidé que Socfin devait restituer plusieurs milliers d’hectares de terres aux autorités locales décentralisées. Selon Earthworm, il s'agit d'une mesure « en cours », initiée il y a sept ans via des enquêtes foncières visant à délimiter les plantations de la société. Face à un processus qui traîne depuis des années, les communautés ont repris l’initiative en réoccupant certaines zones, affirmant ainsi leur droit légitime sur ces terres. Au lieu de proposer une lecture impartiale du contexte, Earthworm adopte la perspective de la société en parlant d’« intrusion de tiers » et en affirmant qu'il y a « des empiètements dans les Titres Fonciers de SOCAPALM [Mbambou et Mbongo] par des tiers (communautés, travailleurs, etc.) ». (11)
Un autre exemple nous vient du Libéria. Après 7 ans de partenariat, l'incapacité de Socfin et d'Earthworm à résoudre les conflits avec les communautés a amené la société à vendre une de ses plantations dans le pays en 2024. (12) Mais pourquoi cette vente, si des « progrès » étaient supposément en cours ?
La troisième caractéristique des rapports d’Earthworm est précisément leur insistance sur une dynamique positive, selon laquelle tout relèverait d’une « dynamique d'amélioration continue ». Dans l'une de ses enquêtes les plus récentes sur les conflits entre Socfin et les communautés locales (bien que le mot « conflit » n'apparaisse dans aucun de ces rapports), Earthworm conclut que « malgré les difficultés rencontrées au début des opérations de Socfin au Cambodge, l'organisation a pris des mesures importantes pour mettre en œuvre progressivement ses engagements en matière de développement durable ».
Les rapports d’Earthworm donnent l’impression que Socfin progresse, alors que la société poursuit ses activités comme si de rien n’était. (13) Dans le même temps, Earthworm détourne l'attention du fait qu'après près d'une décennie de collaboration « avec » Socfin, les problèmes rencontrés et dénoncés par les communautés persistent partout où Socfin opère, en particulier les plaintes relatives à l’accès à la terre et aux violations des droits coutumiers des communautés sur leurs terres.
Earthworm et Agropalma au Brésil
Agropalma est l’une des plus grandes sociétés brésiliennes d’huile de palme. Bien qu’elle affirme que ses relations avec les communautés sont « au cœur de sa stratégie de durabilité », Agropalma est accusée d'accaparement des terres et de recours à la violence pour expulser les communautés traditionnelles. En raison de ces accusations, sa certification par la RSPO (Table ronde sur l'huile de palme durable) a été suspendue en 2023.
Afin de répondre aux exigences d'un client, Agropalma a engagé la Earthworm Foundation en 2022. Earthworm a ouvert un bureau à Quatro Bocas, dans la municipalité de Tomé-Açú, au cœur de la « guerre de l'huile de palme ». Ce bureau est financé, entre autres, par Cargill et Belem Bioenergia Brasil (BBB), des sociétés actives dans le même secteur. Dans cette région, Earthworm affirme avoir « autonomisé les communautés » et réduit les conflits dans les « chaînes d’approvisionnement ». (14)
D’un côté, cette collaboration avec Earthworm a permis à Agropalma de rassurer ses clients. Le rapport de Sime Darby Guthrie International (fournisseur de Nestlé, Unilever, P&G), par exemple, mentionne la participation d'un « tiers chargé de réaliser une évaluation externe pour enquêter sur les problèmes présumés de droits fonciers », ce qui laisse entendre que l’intervention d’Earthworm est un élément clé lié du plan d'action d'Agropalma « visant à récupérer la certification RSPO ». (15) Le ton positif des publications des sociétés de biens de consommation contraste cependant fortement avec les rapports en provenance de la région. En réalité, pour les communautés, les activités de la Earthworm Foundation favorisent les divisions internes, sapant ainsi la résistance des communautés autochtones et quilombolas.
Voix des territoires
Pour mieux comprendre comment la présence de la Earthworm Foundation affecte les communautés, le WRM a organisé un échange en ligne avec des militants du Cameroun et du Brésil. Leurs groupes sont impliqués dans la lutte pour la justice sociale et les droits des communautés impactées non seulement par le colonialisme de l'huile de palme, mais aussi par l’intervention de cette organisation au service des multinationales.
La SYNAPARCAM, une organisation qui défend les droits des communautés affectées par les plantations de la Socfin, a participé depuis le Cameroun. Elielson Pereira da Silva y a participé en distanciel, depuis le Brésil. Elielson est né et a grandi au Pará, au Brésil, et effectue actuellement des recherches sur les conflits territoriaux et ethniques dans son État, afin de mettre en lumière la lutte des communautés. Les participants à l’échange en distanciel nous ont parlé du travail mené par la Earthworm Foundation dans leurs territoires. Vous trouverez ci-dessous un résumé de la conversation.
WRM : Comment la Earthworm Foundation a-t-elle contacté votre organisation et comment décririez-vous son travail ?
ELIELSON (Pará, Brésil) : Earthworm est arrivée dans la vallée de l’Acará en 2023, en plein conflit avec les peuples traditionnels. Elle avait été engagée par Cargill, une société qui achète l’huile de palme à Agropalma. Face aux répercussions des conflits, Cargill cherchait à « nettoyer sa chaîne d’approvisionnement ». Earthworm a donc commencé à contacter des leaders autochtones et quilombolas, afin qu’ils servent de médiateurs dans le conflit — en vue d’essayer de parvenir à un accord entre les représentants communautaires et la société d’huile de palme.
En 2023, en collaboration avec Agropalma, Earthworm a délibérément provoqué une division interne entre les peuples autochtones. Cela a été extrêmement préjudiciable et a conduit à la création d’une autre association autochtone qui s’est assise à la table des négociations avec la société. Agropalma a alors promis qu'il n'y aurait plus de conflits et que les communautés recevraient une zone pour où elles pourraient récolter elles-mêmes les noix du palmier à huile et les vendre.
Depuis 40 ans, Agropalma a érigé de nombreuses barrières autour de ses plantations : les rivières, le cimetière, les vergers et les potagers ne sont plus facilement accessibles aux communautés. Leurs déplacements sont soumis aux interdictions imposées par la société. Mais à la table des négociations, Agropalma a promis que tout changerait, à condition que la nouvelle organisation cooptée garantisse que l’autre association (avec ses revendications de reconnaissance des droits territoriaux) cesse toute action. C’est ainsi que la division interne a été créée.
Lorsque ces promesses initiales n’ont pas été tenues et que les représentants de l'ONG [Earthworm], tout comme la direction de la société, ont disparu, les peuples autochtones ont entamé une démarche pour récupérer leurs terres, afin d’attirer l’attention et d’alerter les médias. Durant ce processus, un homme autochtone Turiwara a été tué par balle en 2023 par des agents de sécurité engagés par la société. (16)
Aujourd’hui, nous avons des divisions internes, avec deux organisations autochtones. Avec le soutien d’Agropalma, cette ONG [Earthworm] a provoqué cette division interne, ce qui a causé de nombreux problèmes et rendu le processus d’organisation sociale et politique très difficile pour les peuples autochtones.
Compte tenu de la vente d’Agropalma S.A. - un processus en cours depuis mi-2022 - nous soupçonnons Earthworm de participer à la rédaction d’un nouvel accord dans lequel les communautés autochtones renonceraient à leurs revendications territoriales. La société intéressée par l’acquisition des parts d'Agropalma S.A. est Belém Bioenergia Brasil (BBB), une coentreprise entre Galp Energia (Portugal) et Palma Tauá Brasil (un partenariat entre Banco Opportunity Agro et Dentauá S.A.).
SYNAPARCAM (Cameroun) : Au Cameroun, Earthworm (anciennement TFT) dispose d'un Centre de formation dans la capitale. En 2011, nous y sommes allés pour donner un cours de plaidoyer communautaire. La communauté souffrait déjà depuis des décennies de l'occupation de nos terres ancestrales par Socapalm. Earthworm nous a invités à présenter les problèmes que nous avions avec l'entreprise. Nous commencions à former notre organisation Synaparcam à l’époque.
Lorsqu'ils ont changé de nom [de TFT à Earthworm], elle a dit qu'ils étaient désormais une nouvelle entité et qu'ils pouvaient nous aider à résoudre le problème avec la Socapalm, du groupe Socfin, en commençant à se positionner en tant que médiatrice. Mais après deux ou trois réunions, qui en plus de la société comprenaient des représentants de l'administration, des Chefs traditionnels et Elites, Synaparcam se retira parce qu'elle avait vu que c'était juste pour créer une image extérieure que Earthworm travaillait avec eux pour résoudre le conflit.
Entre 2012 et 2020, Earthworm a tenté à plusieurs reprises de se positionner comme médiatrice, mais la communauté a réalisé qu'il était inutile de rencontrer la société ayant Earthworm comme intermédiaire. En septembre 2020, Earthworm a organisé l'une de ces réunions avec la société et Synaparcam, affirmant qu'elle serait utile car les communautés pourraient être entendues par la direction de la Socapalm. Après la réunion, nous avons vu que Earthworm avait fait un bon rapport mais, les résolutions prises ont dépassé Earthworm à les faire accepter par Socapalm. A parti de ce constat, nous avons compris que Earthworm ne joue pas franc jeu. Eh bien, c'était nos premières expériences avec Earthworm et c'est ainsi que nous avions initialement une certaine confiance qu'ils s'engageraient de la façon dont ils s'étaient présentés.
WRM : Earthworm est principalement financée par les sociétés qui l’engagent pour, entre autres, « arbitrer » les conflits. Lorsque les représentants d’Earthworm ont pris contact avec votre organisation, ont-ils expliqué la relation de la fondation avec les sociétés et qui finance son travail ? Selon vous, en quoi la provenance des financements d’Earthworm a-t-elle influencé ces processus de « médiation de conflits » ?
ELIELSON : D'après les communautés, Earthworm se présente comme une organisation indépendante ; ces liens [avec les sociétés] ne sont pas mentionnés, même si elle dit surveiller les chaînes d'approvisionnement des sociétés. L’expression « organisation indépendante » revient souvent dans les dialogues. Ce que nous avons observé, ce sont des expériences de médiation très préjudiciables - une sorte d’« harmonie coercitive », de division interne fomentée pour affaiblir la lutte des peuples et leur processus identitaire.
SYNAPARCAM : Le représentant de Earthworm en Afrique est un camerounais, et oui, il nous a informé que Earthworm reçoit les honoraires de Socfin. Et il nous a informés que si la Socfin ne changeait pas sa politique, Earthworm abandonnerait le processus de médiation et le travail avec la société. Il a déclaré : « Nous ne laisserons pas les entreprises des colonisateurs faire comme avant », [en référence au contrôle de Socfin par le milliardaire français Vincent Bolloré]. Mais nous avons vu que tout au long du processus, Earthworm a donné la priorité aux honoraires plutôt qu'aux communautés. Nous sommes donc conscients de l'origine des fonds, c'est le même schéma que d'autres grandes ONG comme le WWF.
WRM : La Synaparcam a refusé de participer à des « visites de terrain » conjointes avec Earthworm en 2023. Pourriez-vous nous en dire un peu plus sur les raisons de cette décision et sur les raisons pour lesquelles la Synaparcam a décidé de produire son propre rapport ?
SYNAPARCAM : En 2023, Synaparcam savait déjà que Socapalm n'avait pas respecté les engagements qu'elle avait pris auparavant. Avant 2023, nous avions déjà cessé de faire des choses avec Earthworm. Nous avons donc cherché notre propre financement pour faire un bon rapport (17), y compris avec un bon personnel externe en parallèle avec Earthworm.
Les recherches de Synaparcam ont confirmé sept points de conflit, mais Earthworm, dans leur rapport, en a identifié beaucoup moins. Par exemple, le rapport de Earthworm affirme que la société a construit plusieurs écoles et qu'il n'y avait presque pas de pollution des rivières. Le rapport Earthworm a été publié avant le rapport Synaparcam. Earthworm n'a jamais fait de commentaires sur plusieurs points identifiés dans le rapport de Synaparcam. Ils ressemblent à deux mondes distincts dans ces deux rapports.
La même chose s'est produite avec la RSPO. Le fait que Socapalm voulait la certification RSPO était également l'une des raisons de l'embauche de Earthworm.
WRM : À propos de la RSPO, pour revenir au cas du Brésil, nous savons que la certification RSPO d’Agropalma a été suspendue en 2023 à cause d'accusations d'accaparement de terres et de violences. Elielson, pensez-vous que le recours à Earthworm représente une quelconque garantie qu’Agropalma respectera les droits des communautés ?
ELIELSON : Il ne représente en aucun cas une quelconque garantie. La société est en conflit ouvert avec les communautés. Tous ces investissements massifs en publicité, en communication, tous ces discours de « responsabilité sociale des sociétés », c’est purement du blanchiment vert. Cet « arsenal discursif » autour du « palmier à huile durable », des « relations harmonieuses », etc., est très éloigné de la réalité. Depuis 2022, les conflits se sont intensifiés, car la société bloque l’accès aux zones communes, aux cimetières ancestraux, à la navigation fluviale. La société a même fait creuser des tranchées ou installer des barricades qui empêchent la circulation des communautés.
Ces tranchées font parfois cinq mètres de profondeur sur deux mètres de largeur, elles ressemblent littéralement à un champ de bataille. Elles sont très dangereuses, et il y a déjà eu des accidents. Certaines communautés sont encerclées par des barbelés, comme à la frontière entre le Mexique et les États-Unis, ou entre la Palestine et Israël.
WRM : Et que dit Earthworm à ce sujet ?
ELIELSON : À notre connaissance, Earthworm n’a jamais pris position publiquement contre ces violences orchestrées par la société – telles que les tranchées, les clôtures ou les barrages qui terrorisent les communautés. Les communautés craignent même que ces clôtures soient électrifiées. Nous ne connaissons aucun moment où Earthworm aurait dénoncé ces pratiques d’Agropalma.
WRM : Si l’on prend, par exemple, les villages camerounais de Dibombari et Mbonjo : Depuis qu’Earthworm est impliqué, y a-t-il eu une quelconque amélioration pour les communautés, concernant les problèmes causés par Socapalm ?
SYNAPARCAM : les revendications des communautés premières concernent les terres, les sites sacrés et la pollution et les violences faites aux femmes. Alors, c'est une question très importante, merci. Les violations sexuelles contre les femmes, l'absence de rétrocession de terres et le manque de respect pour les sites sacrés sont les trois points les plus graves pour nous.
Lorsque Socapalm et ses plantations de palmiers à huile ont été privatisées [il y a plus de 24 ans], Socfin a acheté la Socapalm. Après le bail signé en 2000, la société a évalué les terres louées et interpellait l'État pour la signature un avenant et la superficie passe de 78,000 hectares à 58,000 hectares. Ce changement en superficie est clairement déterminé dans l’avenant. Mais il ne s'est rien passé. Alors, l'une des actions de Synaparcam a été de planter de la nourriture dans l'une de ces zones contestées, car nous avons constaté que les autorités ne jouent pas leur rôle de gendarme et la société ne respectent pas les contrats signés avec l’Etat. Nous continuons avec l'idée d'entretenir ces champs, mais la réalité est la pression, l'intimidation et les arrestations des leaders.
Une autre complication est la RSPO, qui a classé certaines terres auxquelles la communauté avait accès auparavant comme « zones de grande valeur pour la biodiversité » afin que la communauté ne puisse plus entrer, alors que la Socapalm a tracé les périmètres pour étendre ces blocs et récupérant ces bandes de terres aux communautés – des panneaux ont été placés et il y a des gardes de la société. La RSPO ne reconnaît pas toutes les zones revendiquées par les communautés.
En ce qui concerne la présence d'Earthworm, la situation est de progrès zéro ; nous sommes là où nous étions au début.
WRM : Diriez-vous que ces conséquences sont dues à des erreurs commises par Earthworm, ou à la nature même de cette organisation ?
ELIELSON : Il y a un problème structurel. Quel est le but de cette société [Earthworm] ? Pourquoi a-t-elle été créée ? Quand on voit qu'elle a des succursales partout où il y a des plantations de palmiers à huile (Indonésie, Afrique, Amérique latine), il est clair qu'elle fait partie de la chaîne, qu’elle participe à ce jeu de pouvoir. Je pense donc qu’elle agira toujours dans l’intérêt des sociétés.
SYNAPARCAM : Nous voyons beaucoup de choses similaires. En ce qui concerne la division des communautés, dans notre cas, il semble que Earthworm donne des conseils sur la meilleure façon de diviser les communautés, puis la société envoie les équipes. C'est donc une méthode très dangereuse aussi, car d'une part elle s'approche et d'autre part elle donne des conseils à la société sur la façon de diviser la communauté.
WRM : Quel message souhaiteriez-vous faire passer à une communauté qui pourrait être abordée par une organisation comme Earthworm - comme l’ont été les communautés dans votre région ?
SYNAPARCAM : N'acceptez jamais une telle offre car il n'y aura pas de changement. Et il est important de ne pas avoir d'interlocuteur. Si la société est intéressée à changer, elle sait où trouver la communauté, alors nous recommandons de ne pas accepter [une telle proposition de médiation] car avec la médiation, ça n'avancera pas du tout.
ELIELSON : La première chose que je dirais, c’est : « soyez très prudents ». Il faut aussi empêcher des entités comme Earthworm d'avoir des conversations en tête à tête avec les dirigeants. Le vieil adage « diviser pour mieux régner » est encore d’actualité. Les sociétés sont expertes dans l’art de trouver des moyens pour affaiblir les luttes communautaires.
Il est important de comprendre que [ces organisations] font partie d’un système. Il faut aussi connaître l’histoire et l'expérience d'autres communautés qui ont déjà vécu des situations similaires. Et veiller à ne pas participer individuellement à leurs tentatives de cooptation et de persuasion, pour éviter de prendre des décisions hâtives avant d’avoir évalué leurs propositions avec tous les membres de la communauté.
Secrétariat international du WRM, Synaparcam et Elielson Pereira da Silva (18)
(1) Informations obtenues sur le site Web de la Earthworm Foundation
(2) Rapport annuel 2023 de la Earthworm Foundation.
(3) Vidéo disponible sur : https://youtu.be/nzBmtoytWsQ
(4) Idem (2).
(5) Informations résumées à partir des rapports annuels de la Earthworm Foundation.
(6) Citation obtenue à partir d'une vidéo institutionnelle de la Earthworm Foundation disponible sur : https://www.youtube.com/watch?v=Ky7Wq3CCTiI
(7) Voir aussi la brochure produite par l'Alliance informelle contre les plantations industrielles de palmiers à huile en Afrique de l'Ouest et du Centre, disponible sur : https://www.wrm.org.uy/fr/publications/promettre-diviser-intimider-et-contraindre-tactiques-societes-version-courte
(8) Pour plus d'informations, voir le bulletin 224 du WRM, en particulier l'article disponible sur https://www.wrm.org.uy/fr/articles-du-bulletin/lempreinte-durable-dun-projet-peu-connu-de-la-banque-mondiale-visant-a-obtenir-des-plantations-en, et l'article suivant sur Mongabay :https://news.mongabay.com/2020/06/how-the-legacy-of-colonialism-built-a-palm-oil-empire/.
(9) Nous nous référons plus spécifiquement aux sept rapports publiés par Earthworm entre 2023 et 2025, sur les conflits entre les filiales de la Socfin et les communautés locales dans lesdits pays. Les rapports peut être consultés ici : https://earthworm.org/search?q=socfin
(10) Pour plus d'informations sur les impacts des plantations Socfin sur les communautés, voir ici.
(11) Les trois rapports d'Earthworm sur la situation à Mbongo, Mbambou et Edéa, publiés en février 2025, reconnaissent que l'avenant n° 1 au contrat de bail prévoit la rétrocession de terres, pour un total de plus de 8 000 hectares. Les rapports sont disponibles à l'adresse suivante : https://earthworm.org/news-stories/investigation-report-for-socapalm
(12) Pour plus d’informations, voir : https://news.mongabay.com/2025/02/no-justice-in-sight-for-world-bank-project-affected-communities-in-liberia/
(13) En savoir plus dans l’article : https://www.earthsight.org.uk/news/idm/socfin-under-scrutiny-alleged-abuses-africa-rubber-palm-oil-plantations-despite-pldeges
(14) Informations obtenues à l’adresse : https://earthworm.org/pt/our-work/projects/tome-acu-brazil
(15) Informations obtenues auprès du SDGI Supplier Grievance Register, consultable sur SDGI-Supplier-Grievance-Register_13022025_AR.pdf
(16) Voir ici
(17) Voir le rapport de la Synaparcam ici
(18) Professeur à l'Université rurale fédérale d'Amazonie et chercheur au sein du projet de nouvelle cartographie sociale de l'Amazonie.