Infrastructures pour les industries extractives et bénéfices des entreprises : qu’en est-il des besoins des communautés ?

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Le Standard Gauge Railway, une voie ferrée de 472 km de long reliant Mombasa à Nairobi

Les corridors de méga-infrastructures, considérés comme prioritaires dans d’ambitieux programmes d’investissement couvrant l’ensemble du continent africain, visent clairement à faciliter l’exportation de minéraux et de produits de base agricoles et l’importation d’aliments transformés et de produits manufacturés.

Le discours sur les infrastructures sur le continent africain est confronté, peut-être plus qu’ailleurs, à une contradiction saisissante : la rhétorique des gouvernements, des banques de développement et des analystes financiers met l’accent sur les besoins en infrastructures des citoyens ordinaires en matière d’assainissement, d’eau potable, d’électricité et de connectivité Internet fiables et abordables ainsi qu’en routes permettant aux petits agriculteurs d’apporter leurs produits au marché et aux petites entreprises de prospérer. Utilisant ces besoins essentiels et indéniables en matière d’infrastructures, ils insistent sur le fait que l’arrivée de l’eau potable dans les ménages des villes en expansion dans l’Afrique subsaharienne « apporte avec elle la prospérité et la promesse d’opportunités », avant de donner ensuite la priorité à un type d’infrastructures bien différent.

Les infrastructures mises en avant pour un financement prioritaire dans le cadre des programmes d’investissement ambitieux couvrant l’ensemble du continent visent clairement à faciliter l’exportation des minéraux et des produits de base agricoles et l’importation des aliments transformés et des produits manufacturés. « L’essentiel de l’intérêt international pour les grands projets d’infrastructures dépend de la capacité de ces projets à générer ou non un flux de recettes d’exportation », note un analyste financier. (1) Il suffit de jeter un coup d’œil aux cartes des grands projets d’infrastructures prévus bénéficiant d’un financement international, pour se rendre compte de cette priorité accordée aux exportations, et de l’absence de considération pour les besoins en infrastructures de la majorité de la population. (2) Comme le souligne Rudo Sanyanga de l’ONG International Rivers dans son article de 2018 paru dans le Bulletin WRM (3), plusieurs questions doivent être posées avant de planifier de nouvelles infrastructures sur le continent : « De quel type d’infrastructures avons-nous besoin ? Et ces infrastructures répondent-elles à nos propres objectifs de développement ? Les décideurs doivent délibérément cibler des infrastructures qui respectent les préoccupations sociales et environnementales, pour desservir la majorité des populations qui en ont besoin, et définir des jalons pour évaluer les progrès.

En 2012, en partenariat avec la Commission économique des Nations Unies pour l’Afrique et la Banque africaine de développement, les 55 membres de l’Union africaine ont adopté le Programme de développement des infrastructures en Afrique (PIDA) (4), une initiative de plusieurs milliards de dollars visant à promouvoir des infrastructures transfrontalières et intrarégionales dans quatre domaines prioritaires : l’énergie, les transports, l’eau et les TIC (technologies de l’information et de la communication). Si les infrastructures dans ces secteurs sont essentielles pour répondre aux besoins de base, la priorité est actuellement donnée à un autre type d’infrastructures dans ces mêmes secteurs, visant à construire l’ossature d’un « développement » industriel axé sur les exportations et non sur les personnes.

Les bénéficiaires des infrastructures seront donc fondamentalement déterminés par le type des infrastructures qui seront construites et programmées : des routes répondant aux besoins de la majorité de la population ou des autoroutes et routes à péage pour les camions géants et le transport de marchandises lourdes ; des voies ferrées qui augmentent la mobilité des personnes ou, ou des voies ferrées qui contournent les villes afin que les minerais puissent être transportés aussi rapidement que possible des mines aux ports ; des lignes électriques et des infrastructures de production d’électricité qui fournissent aux communautés et à la majorité de la population dans les centres urbains une énergie abordable, ou des méga-barrages marqués par des conflits, entraînant l’expulsion de communautés entières et l’inondation de leurs terres, tandis que l’électricité générée est destinée aux centres industriels situés autour des mines et des ports.

Selon le rapport d’avancement PIDA 2018, son plan d’action prioritaire vise à mettre en œuvre des projets d’infrastructures transfrontalières clés « offrant un potentiel d’interconnexion, d’intégration et de contribution à la transformation structurelle des régions géographiques et économiques de l’Afrique d’ici 2020 ». (5) Sur un total de 400 projets, dont 51 projets prioritaires, 20 ont été achevés ou sont en construction, notamment l’autoroute transsaharienne Alger-Lagos, le corridor de transport Lagos-Abidjan, la ligne de transport d’électricité Zambie-Tanzanie-Kenya et le pont Brazzaville-Kinshasa. Les priorités du PIDA soulignent l’importance accordée aux infrastructures qui alimentent la cupidité des entreprises, et non aux besoins des populations : ces corridors de méga-infrastructures contournent ou entraînent le déplacement forcé des communautés pour relier les sites d’exploitation minière et de production d’énergie aux centres d’exportation et aux ports.

Le rapport de 2018 souligne également qu’au moment de la rédaction de ce document, 44 des 55 États membres de l’Union africaine avaient signé la version consolidée du texte sur la zone de libre-échange continentale africaine (ZLECA). Même si certains pays ne l’ont pas ratifié, celui-ci est déjà entré en vigueur. Le PIDA contribue directement aux plans de la ZLECA visant à créer des corridors d’infrastructures intracontinentaux en tant que condition préalable au commerce transcontinental (entreprises et industries). En revanche, ces plans n’offrent pas d’explication convaincante de la manière dont ces gigantesques corridors d’infrastructures pourront éventuellement répondre aux besoins de base en assainissement, en eau, en électricité et en connectivité Internet de la majorité de la population.

Le projet de méga-infrastructures de la Chine, l’Initiative de « la Ceinture et la Route » (Belt and Road Initiative, BRI en anglais), est aussi en train de se ramifier vers les territoires africains. Lancée en 2013, l’initiative BRI envisage de créer une « ceinture » terrestre reliant la Chine à l’Europe et une « route » maritime reliant l’océan Indien à l’Afrique de l’Est en passant par la Méditerranée et s’étendant sur le Pacifique jusqu’en Océanie et en Amérique latine. L’autoroute transsaharienne Alger-Lagos, par exemple, l’un des projets prioritaires du PIDA, est déjà liée au développement de l’initiative BRI en Afrique. (6)

L’initiative BRI prévoit de construire certaines des liaisons manquantes des principaux corridors de transport tout en accélérant la mise en œuvre des projets prioritaires du PIDA et des projets phares du programme de l’Union africaine, tels que le réseau de chemin de fer à grande vitesse intégré africain.

Des entreprises chinoises construisent des ports et des infrastructures maritimes financés par des investisseurs chinois pour moderniser la route reliant l’Asie du Sud au Kenya et à la Tanzanie et jusqu’à la Méditerranée en passant par Djibouti. Des voies ferrées intérieures sont également en construction. De plus, les investissements chinois ont afflué dans des parcs agro-industriels au Mozambique, en Ouganda, en Zambie et dans d’autres pays. La Chine a commencé à développer ses investissements agro-industriels sous la bannière de l’initiative BRI. (7)

L’initiative BRI (ainsi que des programmes d’infrastructure régionaux et continentaux tels que le PIDA) vise à reconfigurer de vastes territoires en les transformant en zones de production et de distribution comprenant entrepôts, voies ferrées, terminaux, voies navigables, ports et zones d’import-export. Comme l’indique l’ONG GRAIN, du fait de son ampleur géographique et de ses investissements massifs, l’initiative BRI va également accroître la concentration de la production et de la distribution alimentaires mondiales, marginalisant potentiellement les petits agriculteurs, les pêcheurs, les populations forestières et les communautés rurales, en limitant leur accès à la terre. On craint de plus en plus que l’initiative BRI aboutisse à des accaparements de terres et des violations des droits de l’homme, et qu’elle pousse les gouvernements des États à s’endetter encore davantage et à causer une destruction écologique majeure et des impacts sur la santé dans les pays ciblés. (8)

Prêts et partenariats public-privé

Les investissements de l’initiative BRI en Chine et la mise en œuvre du projet PIDA utilisent largement les modèles de partenariat public-privé. Présentés comme un moyen intelligent pour les gouvernements d’utiliser les fonds publics pour attirer des investissements privés importants en compensant les risques pour les investisseurs privés, les PPP ont en réalité permis aux sociétés d’empocher des profits exorbitants tout en laissant les institutions publiques assumer tous les risques. (9)

Un article récent du portail d’information africain Pazambuka (10) a révélé qu’un prêt concessionnel de plus de 2,3 milliards USD était destiné à la construction de 273 km de voies ferrées entre la capitale de l’Ouganda, Kampala, et la ville portuaire de Mombasa, au Kenya. Un nouveau prolongement des voies ferrées jusqu’à Juba (Soudan du Sud) et Kigali (Rwanda) est prévu à l’avenir. Le premier tronçon de la ligne entre Mombasa et Nairobi a été inauguré à la mi-2017 et a été célébré par les gouvernements des États et les institutions financières comme un nouveau jalon de la coopération sino-africaine en matière de développement. Le projet a reçu un financement de la Banque européenne d’investissement, de la Banque allemande de développement (KfW) et de la Banque africaine de développement.

Cependant, ces projets sont marqués, entre autres, par des problèmes de corruption, de détournements de fonds, de violations des droits de l’homme et de délais non respectés. (11) Le contrat de prêt signé en 2014 par Kenya Railways, une entreprise publique, et la banque chinoise Exim, qui a été récemment divulgué, révèle des risques juridiques importants pour le Kenya en cas de défaillance de remboursement par le Kenya, un scénario probable compte tenu du montant de la dette contractée par le gouvernement ces dernières années. Outre ces risques contractuels secrets, la construction de la route d’accès Mombasa-port de Nairobi est liée à de graves violations des droits humains et collectifs, notamment des expulsions forcées, des menaces et des stratégies d’intimidation utilisées à l’encontre des communautés affectées. (12)

Et ce n’est pas une exception. La facilité d’accès aux crédits d’infrastructures liés à l’arrivée de l’initiative BRI sur le continent africain fait peser des risques considérables sur les communautés dont les territoires sont situés le long des corridors d’infrastructure prioritaires. Il y a eu une ruée vers la création de projets, en particulier pour la production et la transmission d’électricité et le transport. Ces projets bénéficient de l’appui politique des plus hauts niveaux de gouvernement. Mais il semble que les gouvernements, chargés de fournir des infrastructures répondant aux besoins essentiels de la population d’un pays, posent peu de questions pour savoir si ces méga-projets répondront aux besoins réels en infrastructures de la majorité de la population. Dans de nombreux cas, si un projet construit dans le cadre d’un contrat de PPP échoue (ou ne parvient pas à maintenir les niveaux de profit attendus de l’investisseur privé), les gouvernements et les citoyens absorbent des coûts exorbitants pendant plusieurs dizaines d’années.

En Tanzanie, le projet de port en eau profonde et de zone économique spéciale de Bagamoyo, doté de 10 milliards USD et associé à l’initiative BRI, une coentreprise du gouvernement tanzanien et de China Merchants Holdings International, avait été initialement suspendu en 2016 par manque de fonds. Les contraintes de financement imposées au gouvernement tanzanien l’ont obligé à renoncer à sa participation au projet. En conséquence, le gouvernement risque maintenant de perdre la propriété du projet et l’accès aux revenus à long terme du projet. (13)

Barrages : une alimentation électrique répondant aux besoins de la communauté ou à la cupidité des entreprises ?

Soulignant le faible niveau d’accès à l’électricité et les coûts relativement élevés pour les ménages, le PIDA propose un certain nombre de nouvelles centrales électriques et de lignes de transport couvrant l’ensemble du continent. Le plan d’action prioritaire du PIDA comprend 13 grands barrages, dont plusieurs projets très controversés : le barrage Inga 3 sur le fleuve Congo, le barrage de la Renaissance sur le Nil Bleu, en Éthiopie, ainsi que le barrage de Mphanda Nkuwa et le barrage de Batoka Gorge sur le Zambèze.

Mais qui profitera de l’énergie générée par ces barrages ? Probablement pas les personnes qui ont le plus besoin d’électrification. Le barrage d’Inga 3 en République démocratique du Congo, par exemple, devrait produire environ 4 800 MW pour approvisionner les sociétés minières situées dans l’est du pays et pour exporter vers l’Afrique du Sud. Il en va de même pour le barrage de Mphanda Nkuwa au Mozambique. Le gouvernement espère que le barrage attirera des industries à forte intensité énergétique dans le pays. Mais dans un avenir prévisible, une grande partie de son électricité sera exportée en Afrique du Sud. (14)

En examinant qui bénéficie de l’accès à l’électricité et qui est laissé pour compte, on peut mieux comprendre qui profite du boom des infrastructures sur le continent africain, et qui en paie le prix. La question foncière offre une indication complémentaire. Selon un récent rapport d’International Rivers, « plus de 100 000 personnes devraient être déplacées pour laisser la place aux réservoirs qui seraient remplis derrière les barrages du PIDA. La réinstallation des populations causée par la création des barrages entraîne des perturbations sociales durables sur plusieurs générations » (15).

« Si vous voulez la prospérité, construisez d’abord des routes » ?

Si l’on ajoute à l’équation les expulsions et la destruction de terres agricoles fertiles situées sur la trajectoire des corridors de ces grandes infrastructures, il devient encore plus clair que le proverbe chinois « Si vous voulez la prospérité, construisez d’abord des routes » ne donnera pas les résultats escomptés pour la majorité écrasante de la population du continent africain. Pour sa prospérité, la population a besoin d’une autre sorte de routes, de voies ferrées, de systèmes de production électrique et d’autres infrastructures, et pas des méga-corridors qui sont au cœur du PIDA, de l’initiative BRI et d’autres. Il y a un risque élevé que le type d’infrastructures promu par ces plans entraîne des souffrances, la perte de terres et des conflits violents, et non la prospérité et la souveraineté alimentaire pour les communautés paysannes et les populations des forêts.

(1) Africa seeks new solutions to its infrastructure needs. Euromoney. 3 octobre 2018.
(2) Voici quelques exemples de cartes d’ensemble, parmi d’autres : Deloitte (2019) : If you want to prosper, consider building roads. Voir aussi la page web (en anglais) du Programme de connaissance de l’infrastructure en Afrique.
(3) Bulletin WRM, Les grands barrages hydroélectriques ne sont pas la solution : il est temps de repenser les infrastructures énergétiques de l’Afrique, Rudo Sanyanga, janvier 2018
(4) Voir le site web du PIDA
(5) Rapport d’avancement PIDA 2018
(6) OBOReurope, L’Algérie sur les nouvelles routes de la soie
(7) GRAIN ; L’initiative « la Ceinture et la Route » : l’agrobusiness chinois se mondialise, février 2019
(8) Idem
(9) Nicholas Hildyard (2016): Licensed larceny. Infrastructure, financial extraction and the global South.
(10) Pambazuka News, « Fixing » Africa’s infrastructure : But at what price ?, Tim Zajontz, février 2019
(11) Finance Uncovered, Two years after we exposed Rift Valley Railways, World Bank corruption probe sanctions companies, 2018
(12) Counter Balance, Development in Reverse, the Mombasa Road, février 2019
(13) Dixon I. et Kishore S., The infrastructure footrace : Why China fits into Africa’s plans for development? Février 2019
(14) International Rivers, Mphanda Nkuwa Dam, Mozambique
(15) International Rivers, Right priorities for Africa’s Power Sector. An evaluation of dams under the PIDA, Rudo Sanyanga