Les forêts et les gens

L’origine des forêts

Il y a environ 430 millions d’années, les plantes et les arthropodes commencèrent à occuper la terre ferme et à évoluer, s’adaptant à leur nouvel habitat et l’adaptant en même temps. Des types de plantes plus grandes et plus variées s’étendirent sur les marais et sur les bords des lacs pour former les premières forêts de la terre – des versions gigantesques de ce que la science a classé aujourd’hui comme des lycopodes, des équisetums et des fougères – qui pouvaient atteindre une hauteur de jusqu’à 12 mètres et qui se peuplèrent des parents primitifs des mille-pattes, des insectes, des acariens et des araignées.

La vie continua d’évoluer et apparurent ainsi les plantes ligneuses vasculaires et productrices de graines (gymnospermes) qui devinrent dominantes dans les forêts de la planète il y a près de 245 millions d’années. Une centaine de millions d’années plus tard, les premières plantes à fleurs (angiospermes) firent leur apparition et une énorme quantité d’espèces en dérivèrent, dont les plantes arbustives et herbacées et la plupart des arbres. Évoluant en même temps que les insectes, les oiseaux et les mammifères, elles s’étendirent rapidement et occupèrent presque tous les créneaux écologiques possibles, avec une plus grande diversité dans les zones tropicales et humides. Les forêts tropicales dominèrent sur la planète, s’étendant jusqu’aux régions polaires et atteignant leur point culminant il y a près de 38 millions d’années.

Or, une fois de plus, le paysage de la Terre changea peu à peu pendant la dernière glaciation qui commença il y a cent mille ans et se termina il y a entre 10 000 et 15 000 ans, époque pendant laquelle les forêts diminuèrent. À la fin de la période glaciaire, les forêts tempérées s’étendirent dans l’hémisphère nord. À l’heure actuelle, les forêts de tous les types occupent environ un tiers de la surface terrestre de la planète.

La forêt, matrice de vie

Le processus vital qui commença il y a des millions d’années et donna lieu à l’écosystème forestier actuel contient une diversité biologique énormément riche. La forêt n’est pas un ensemble d’arbres, encore moins une simple source de bois, comme on les considère souvent dans une perspective industrielle, occidentale, urbaine et lointaine. Les forêts sont grouillantes de vie, de couleurs, de sons, de nuances : dans un vieil arbre on peut trouver jusqu’à 1 500 invertébrés qui l’habitent. Et s’il est vrai que les arbres y prédominent, des plantes d’espèces, de tailles, d’âges et de modes de vie divers y prolifèrent également : des lianes, des plantes grimpantes, des fougères, des arbustes, de jeunes arbres et d’autres si anciens qu’ils pourraient nous raconter des histoires vieilles de millions d’années. Tout cet ensemble végétal est, en plus, le foyer d’une infinité d’espèces animales et, des milliers d’années durant, il a donné refuge et nourriture à cette nouvelle venue sur la planète qu’est l’espèce humaine.

Deux éléments sont essentiels à la vie organique de la Terre : l’air et l’eau. Les forêts ont un lien vital avec eux. Là où il y a une forêt il y a de l’eau, mais la forêt se développe et évolue suivant la quantité d’eau dont elle dispose. Quand il pleut sur la forêt, l’eau qui tombe sur les cimes des arbres glisse le long des troncs ou s’égoutte doucement à travers les feuilles jusqu’au sol où elle pénètre, évitant l’érosion et alimentant les nappes souterraines, les bassins, les ruisseaux et les fleuves. Les forêts ne se bornent pas à capturer l’eau : elles la filtrent et la purifient quand elle passe à travers le feuillage et le sol. En plus, leur végétation abondante fait de l’ombre, ce qui atténue la température et évite l’évaporation. Elle sert aussi à amortir la violence des vents et des orages. Les mangroves, ces « forêts d’eau salée », opposent une forte barrière aux assauts des tempêtes et des tsunamis. Certaines forêts, comme les forêts brumeuses des hautes montagnes tropicales ou subtropicales exposées aux climats océaniques, condensent l’humidité de l’air et augmentent de 5 à 20 pour cent la disponibilité normale d’eau.

L’eau dépend aussi de la forêt. Dans le numéro spécial que nous avons publié sur les forêts, l’eau et le climat,(1) Alejandra Parra écrivait : « Quand disparaît la forêt qui s’est développée en équilibre avec les conditions environnementales de la zone, cet équilibre est gravement atteint. Les sols et les pentes sont exposés aux agents de l’érosion, dont le plus fort est l’eau. C’est justement cela qui explique le mieux les rapports entre ces trois facteurs : sans la forêt, l’eau et le sol sont presque antagonistes dans les endroits où le relief n’est pas plat. En revanche, quand la forêt est présente il existe des liens naturels qui permettent à l’eau et au sol d’avoir des rapports étroits, de se rapprocher et de rester ensemble pendant bien plus longtemps. »

À la connexion forêt – eau il faut ajouter un autre élément : le climat. Celui-ci détermine en grande partie le type de forêt dont il s’agit, car il influe sur sa flore, sa faune et sa diversité biologique. À leur tour, les forêts ont joué un rôle capital dans le développement du climat mondial, parce qu’elles ont la fonction de capter du dioxyde de carbone et de libérer de l’oxygène. Comme nous le disions dans le bulletin cité,(2) « Une étude de l’université d’Oxford éclaire les rapports qui existent entre les pluies et le mouvement atmosphérique du bassin du Congo et du bassin de l’Amazone, et cite des analyses satellites qui rendent compte d’une oscillation naturelle dans tout l’océan Atlantique, suivant laquelle les inondations dans le bassin amazonien ont tendance à coïncider avec les sécheresses dans le bassin du Congo et réciproquement. À leur tour, les grandes variations des régimes pluviaux de l’Amazonie et du Congo se répercutent sur l’hydrologie et le climat d’autres régions. »

« Les renseignements fournis par l’étude sous forme de chiffres et de scénarios reprennent un héritage de connaissances anciennes apparemment oubliées : que la vie est interdépendante et que ce que l’on fait à un endroit a inéluctablement des répercussions à un autre endroit. Par exemple, le déboisement du bassin du Congo (où l’on détruit près d’un million et demi d’hectares de forêt par an) a provoqué une diminution de 5 à 15 % des pluies dans la région des grands lacs des États-Unis, et il a affecté aussi l’Ukraine et la Russie (au nord de la mer Noire). De son côté, la modification de la couverture du sol dans les grands bassins de l’Afrique et de l’Asie a des répercussions sur la mousson asiatique. »

D’autre part, la présence des forêts rend possible la vie sur la Terre telle que nous la connaissons. Par la photosynthèse, la population végétale de la forêt absorbe du dioxyde de carbone et libère l’oxygène dont beaucoup d’êtres vivants, y compris les humains, ont besoin pour respirer. Ainsi se maintient l’équilibre indispensable entre les espèces qui exhalent du dioxyde de carbone et absorbent de l’oxygène, et celles qui absorbent du dioxyde de carbone et éliminent de l’oxygène.

Les forêts jouent aussi un rôle important dans la stabilisation physique du sol, surtout dans les bassins élevés où les précipitations sont abondantes et où les pentes sont soumises à des glissements de terrain. Les racines des arbres réduisent le risque d’éboulement, non seulement parce qu’en absorbant de l’eau elles diminuent l’humidité du sol mais parce qu’elles forment une structure qui contribue à le fixer.

En plus d’être l’écosystème terrestre qui contient la plus grande variété d’espèces animales et végétales, les forêts se sont adaptées à des environnements différents (hautes et basses altitudes, vallées humides, zones montagneuses arides, eau douce et salée), ce qui a donné lieu à l’existence de nombreux types de forêt. Le classement le plus simple distingue les forêts tropicales (situées entre le tropique du Cancer et celui du Capricorne) des forêts tempérées et boréales (toutes les autres).

Les forêts tropicales

Les forêts tropicales ont poussé avec exubérance, bercées par la chaude haleine de la région qui s’étend entre les tropiques du Cancer et du Capricorne, et alimentées par des pluies abondantes et par l’intense énergie solaire propre à la zone équatoriale. Une bande d’un vert intense traverse les continents, unissant, malgré leurs différences, la selve amazonienne (qui couvre presque 8 millions de kilomètres carrés répartis sur la Bolivie, le Brésil, la Colombie, l’Équateur, la Guyana, le Pérou, le Surinam, le Venezuela et la Guyane française), les forêts du bassin du Congo (un bloc continu de forêts tropicales que six pays d’Afrique centrale se partagent : la Guinée équatoriale, le Gabon, la République du Congo, la République démocratique du Congo (l’ex Zaïre), le Cameroun et la République centrafricaine), les forêts de mousson du sud-est asiatique (qui s’étendent du Sud de l’Inde aux Philippines et aux îles de la Sonde et que l’on trouve aussi dans de petites îles de l’océan Indien et du Pacifique), et les forêts tropicales pluvieuses de l’Australie et de la Nouvelle-Guinée.

Les peuples des forêts

Ce décor de pénombres et de clairières étincelantes de soleil, de vapeurs, de murmures et de chants, de clapotis et de croassements, accueillit les humains et en fit ses enfants. Ceux-ci occupèrent la forêt et en firent leur demeure. Au cours de centaines et de milliers d’années ils révélèrent beaucoup de ses secrets, en préservèrent d’autres et tissèrent leurs histoires. Ils révérèrent son sol, où ils inhumèrent leurs ancêtres. Ils établirent des liens profonds avec la forêt dont ils parlèrent dans leurs chants et leurs légendes, car c’est ainsi qu’on parle du sublime.

Des siècles durant, les peuples indigènes et les populations tributaires des forêts ont vécu dans et avec la forêt, satisfaisant leurs besoins matériels et spirituels grâce à l’expertise de leur gestion. Les forêts tropicales couvrent environ 12 % de la planète et sont presque toutes habitées. En plus d’assurer la subsistance à leurs habitants, elles leur donnent une identité et font partie intégrante de leur mode de vie, une vie faite de célébration et d’apprentissage, souvent prodigue, avec aussi peu de possessions que de besoins.

La cueillette, la chasse, la pêche et l’agriculture itinérante dans la forêt ont alimenté ces peuples qui y ont trouvé, avant la lettre, leur souveraineté alimentaire. Le miel, les fruits, les graines, les glands, les racines, les tubercules, les insectes et les animaux sauvages ont été une source importante de nourriture. De même, les résines, le rotin, le bambou, les tanins, les colorants, les feuilles, la paille, les peaux, les cuirs ont couvert leurs autres besoins, tout comme les plantes fourragères, particulièrement importantes pour l’élevage de vaches, de moutons, de chèvres, d’ânes et de chameaux.

Dans une publication sur les droits fonciers et les peuples des forêts africaines,(3) Christopher Kidd et Justin Kenrick parlent de la manière dont les peuples indigènes perçoivent la forêt : « [ils] conçoivent leur environnement comme une entité avec laquelle ils peuvent interagir au quotidien, de telle sorte qu’il n’existe aucune différence fondamentale entre les relations avec les éléments humains et non humains de l’environnement. Comme le fait remarquer [l’anthropologue Tom] Ingold, "on apprend à connaître la forêt, ainsi que les plantes et les animaux qui l’habitent, exactement de la même manière qu’on se familiarise avec d’autres gens, en passant du temps avec eux, en investissant dans les relations avec eux les mêmes qualités d’affection, de sensibilité et de prévenance." » Ils mentionnent « des expériences similaires en ce qui concerne les relations des peuples des forêts baka avec les éléphants, montrant ainsi que pour tous ces groupes "la chasse elle-même en vient à être considérée non pas comme une manipulation technique du monde naturel, mais bien comme une sorte de dialogue interpersonnel, faisant partie intégrante de l’ensemble du processus de vie sociale, où les personnes humaines et animales sont dotées chacune d’une identité et d’une finalité propres." »

D’autre part, dans leur interconnexion avec leur habitat les peuples des forêts ont trouvé des éléments importants qui constituent leur intégrité. La forêt est la pharmacie qui les approvisionne en plantes médicinales très variées, mais ces populations vivent et meurent dans un contexte écologique et culturel déterminé qui donne un sens à leur vie ; or, ce sens est un élément central du bienêtre humain et donc de la santé. Les représentants de populations autochtones, de nations, de peuples et d’organisations qui assistèrent à la Consultation internationale sur la santé des peuples indigènes, organisée par l’OMS en 1999, définirent la santé des peuples indigènes comme « un processus continu, collectif et individuel, élaboré de génération en génération, englobant une perspective holistique qui comprend quatre dimensions distinctes de la vie. Ces dimensions sont l’esprit, l’intellect, le physique et l’émotionnel. En reliant ces quatre dimensions fondamentales, la santé et le bien-être se manifestent à des niveaux multiples où le passé, le présent et le futur coexistent simultanément. Pour les Peuples autochtones, la santé et le bien-être constituent un équilibre dynamique, qui comprend les interactions des processus de vie et les lois naturelles qui régissent la planète, toutes les formes de vie et une conception spirituelle. »

Nous souhaiterions parler dans cet article de la forêt et de ses bontés, de son histoire amalgamée avec celle des créatures qu’elle a accueillies, conscients qu’il ne doit pas s’agir d’une vision romantique du passé perdu mais d’un regard qui prétend se centrer sur l’essentiel, pour extraire le mieux de cette expérience et en tirer des leçons. Surtout, d’un regard qui défie le modèle dominant du développement linéaire, progressif et limité exclusivement aux bases matérielles. Mais il est difficile de parler des forêts et de leurs enfants sans parler de la tragédie qu’ils ont vécue depuis que la société colonisatrice, devenue industrielle et mercantile, a avancé sur les forêts. Kariuki Thuku, qui est né et a grandi au bord de la Forêt sacrée de Karima, dans ce qui est aujourd’hui le Kenya, raconte dans son livre “The Sacred Footprint. A Story of Karima Sacred Forest” que, en 1910, « les colons blancs britanniques s’annexaient de vastes portions de nos terres sacrées. Ils le faisaient sans aucun respect de la cérémonie d’adoption mutuelle. Les anciens du Conseil de paix et de réconciliation se sont réunis avec eux pendant de nombreux jours, pour essayer de leur faire comprendre ce que la terre signifiait pour nous. Mais ils ne pouvaient pas entendre parce que c’étaient eux qui avaient les armes. Ils ne se sentaient pas concernés par nos traditions de paix. Ils ont installé dans nos terres des clôtures et des barrières. Nous avons donné librement aux missionnaires une place pour dresser leurs tentes. En vrais colonialistes, eux aussi se sont approprié la terre et l’ont clôturée, une terre qui, dans ce cas, leur avait été offerte. À l’heure actuelle ils possèdent des milliers d’acres à Mathari, au pied du mont Muhoya. Pour toute cette terre, ils n’ont payé qu’une couverture. Aujourd’hui, beaucoup d’habitants de Mathari sont pauvres et n’ont pas de terre. » Et il continue : « Nous prendre notre territoire équivalait à nous arracher le cœur. Nous avons perdu notre terre et notre ciel. Nous avons perdu notre soleil, qui donne à notre terre l’énergie de la fertilité. Nous avons perdu notre pleine lune, qui symbolise le cycle des saisons. Notre cosmologie ancestrale, construite sur des millions d’années, a été subjuguée et s’est perdue. Tout notre calendrier écologique a été éliminé. Nous avons perdu le sens de la vie communale parce que notre connexion première avec notre terre a été coupée. Beaucoup d’autres populations de ce qui est aujourd’hui le Kenya ont subi des crises semblables ».

Dans un article sur les populations amazoniennes, Hildebrando Vélez (4) parlait de l’importance du territoire pour les peuples indigènes, et soulignait qu’il est « nécessaire de faire la différence entre terre et territoire, car quand on parle du droit à la propriété de la terre on n’y inclut pas forcément le droit à la reconnaissance du territoire en tant qu’espace culturel et social. La vie des communautés s’est déroulée liée au pays natal, c’est pourquoi, en plus de parler des droits territoriaux, il faut parler du droit à la distribution et à la propriété formelle de la terre. Donc, la reconnaissance des territoires collectifs est une exigence ». Cependant, il remarquait que « dans cette situation, le fait d’octroyer la propriété dans le sens de propriété privée pour la génération de marchés fonciers ne résoudra pas le problème de l’exclusion pour ceux qui ont habité le territoire pendant des générations et qui seront soumis à des conflits juridiques là où régnait autrefois la convivialité ».

Ce harcèlement des peuples autochtones, les dépossédant de leurs terres, détruisant leurs forêts, les obligeant à adopter des modes de vie différents qui les poussent à devenir des parias, a suscité une ferme résistance chez certaines communautés. Les peuples indigènes volontairement isolés cherchent un isolement non seulement géographique mais aussi historique. L’organisation Survival International a identifié dans le monde entier plus de 100 tribus qui ont choisi de refuser tout contact avec des étrangers. La plupart vivent en fuite pour échapper aux invasions de colons, d’exploitants de bois, de pétroliers et de latifundistes. Ils sont souvent décimés par des massacres ou par des épidémies. Marcus Colchester, du FPP, considérait que « pour beaucoup de peuples autochtones de l’Amazonie et d’autres régions du monde, la recherche de l’isolement a été le résultat d’un choix délibéré, la réponse logique à la constatation que le contact avec le monde extérieur, loin de les avantager, leur apportait la ruine. La vie sans l’échange dans la forêt comporte des épreuves, non seulement parce que le manque d’objets métalliques, haches, machettes, hameçons ou casseroles, rend plus dures les tâches de subsistance, mais parce que le commerce, le troc et l’échange entre les divers peuples leur permettaient autrefois d’avoir une existence plus riche et variée. Pourtant, c’est cette vie isolée qu’ils ont choisie. »(5)

Quand on analyse la vie dans la forêt il convient sans doute de tenir compte de la perspective de genre dans la mesure où, du fait des rôles que leur assigne chaque société, chaque communauté, chaque culture, les hommes et les femmes accèdent à la connaissance de choses différentes, acquièrent des connaissances différentes sur les mêmes choses, organisent leurs connaissances de manières différentes et les transmettent de façons différentes. Les femmes des forêts sont sans doute fortement marquées par leur condition de mères mais, surtout, ce sont elles qui, quand la forêt est dégradée ou détruite, doivent rester pour s’occuper de leurs enfants, alors que les hommes émigrent dans bien des cas. Elles assument des tâches que les hommes accomplissaient et font face à la pénurie d’eau, de bois, de plantes médicinales, à l’absence de la base matérielle de la forêt qui, auparavant, pourvoyait à leurs besoins.

La forêt, une communauté menacée

Les forêts ont beaucoup à nous apprendre. Plutôt qu’une simple collection d’espèces, elles constituent une communauté où des espèces multiples et diverses établissent des liens d’interdépendance qui donnent lieu à un réseau de rapports non linéaires à travers lesquels la matière et l’énergie circulent en flux cycliques, se recyclent. Tous ces processus suggèrent l’intégration, la coopération et la flexibilité. C’est ainsi que les forêts sont parvenues à être durables.

Le modèle dominant de la société mondialisée ne semble pas suivre cette démarche. Au contraire. Quand, pour les intérêts commerciaux, les forêts cessèrent d’être un foyer et un bien commun, quand on cessa d’apprécier la diversité de vies qu’elles déploient, l’inspiration qu’elles éveillent, pour ne voir en elles que du bois en grumes et en copeaux, du pétrole polluant, des diamants et des minéraux de la guerre, la planète entière changea. Le vert intense commença à disparaître, tout comme les espèces animales et végétales. Les fleuves et les ruisseaux diminuèrent ou s’asséchèrent, des espaces entiers devinrent muets, dépeuplés. Les grillages et les clôtures avancèrent pour ouvrir la voie aux grandes étendues de plantations en régime de monoculture : du cacao et du thé à la canne à sucre, au soja, au palmier à huile, aux eucalyptus et aux pins. Des routes furent construites qui firent des entailles dans la forêt, comme des veines ouvertes pour en extraire les richesses et introduire la fragmentation, la dégradation et la destruction. Les grands projets du mal nommé développement exigeaient beaucoup d’énergie, de sorte qu’on construisit des barrages géants qui inondèrent de grandes étendues de forêt. Les réseaux furent coupés, les peuples des forêts furent expulsés, dégradés et exterminés, les sanctuaires profanés, les tombes déplacées. Ces histoires furent courantes et se répètent encore dans les forêts d’Amérique, d’Asie, d’Afrique, d’Océanie.

Les chiffres du déboisement sont alarmants depuis très longtemps. Comme nous l’avons dit dans l’éditorial, d’après la FAO plus de 13 millions d’hectares de forêts disparurent par an entre 2000 et 2010. Néanmoins, ce calcul est dénaturé par la définition que la FAO donne des forêts : en effet, elle considère la couverture forestière et inclut les plantations d’arbres, alors que celles-ci manquent absolument de la diversité biologique et du caractère dynamique propres à l’écosystème de forêt. D’autres organismes suivent l’exemple de la FAO ; ainsi, le PNUE classe les forêts du monde en deux grands types (forêts tempérées et boréales, et forêts tropicales) où sont incluses non seulement les plantations d’arbres mais aussi les plantations d’arbres exotiques. Ce déguisement des plantations industrielles d’arbres a eu des répercussions très négatives pour de nombreuses populations et aussi pour la protection des forêts du monde. Il faut insister sur la nécessité d’élaborer une définition de forêt qui provienne des gens, dans une perspective écologique, pour rendre à la forêt son sens véritable.

Ces derniers temps, l’importance des forêts a pris un nouvel aspect dans le contexte de la crise climatique que les instances officielles essaient de résoudre par des moyens commerciaux. C’est ainsi qu’on a créé le système REDD (Réduction des émissions dues au déboisement et à la dégradation des forêts), qui mobilise des entreprises et des gouvernements autour de sommes milliardaires. Le danger de ce système est qu’il se présente comme une solution pour les forêts mais les regarde sans les voir, car il les transforme en simples réservoirs de carbone, leur assigne un prix marchand, les vide de leurs habitants, les fait gérer par des entreprises et coter en bourse. Encore un pas dans la mauvaise direction. On estime qu’on disposerait de 10 à 30 milliards de dollars par an pour que certaines forêts restent intouchées – même par les peuples qui en dépendent – grâce à la vente de crédits de carbone aux industries qui, en les achetant, « compenseraient » leurs émissions, cause de la catastrophe climatique, et éviteraient d’avoir à les réduire.

Pendant qu’on propose des solutions fausses, les émissions des combustibles fossiles (pétrole, gaz et charbon) continuent d’augmenter. Le réchauffement planétaire et les autres manifestations du changement climatique affectent déjà les forêts et tout semble indiquer qu’ils le feront de plus en plus, menaçant leur survie et celle de leurs éléments constitutifs : plantes, arbres, microorganismes, animaux, insectes, ainsi que la survie des peuples qui les habitent et, à la longue, celle de tous les êtres humains.

Les gouvernements sont embarqués depuis des années dans de longues négociations destinées à protéger les forêts et la diversité biologique et à enrayer le changement climatique. On organise des forums et des conventions, on signe des accords. De grands changements s’imposent, mais ceux qu’il faut vraiment introduire ne pointent pas à l’horizon. Les menaces extérieures qui mettent en péril la vie des forêts et celle des peuples qui les habitent – exploitation gazière et pétrolière, extraction de bois, mines, fermes crevettières, barrages, monoculture agricole et forestière, pour n’en citer que quelques-unes – sont le résultat d’un modèle de production, de commercialisation et de consommation dominé par l’appât du gain, qui est en train de pousser la planète à la limite de sa capacité de récupération. La manifestation ultime de ces menaces est le changement climatique, qui se présente comme un des dangers mondiaux les plus dévastateurs.

Si le souci de conserver les forêts existe vraiment, la meilleure contribution que les gouvernements puissent faire est d’avoir le courage de concevoir d’autres modes de production, d’échange et de commerce, et de prendre l’initiative de changer de cap pour s’engager sur la voie de l’intégration, de la coopération et de la solidarité. Apprendre des forêts serait la meilleure manière d’assurer leur vie et leur avenir, et ceux de la planète.

1 -  « La forêt et l’eau », bulletin nº 128 du WRM,http://www.wrm.org.uy/bulletinfr/128/vue.html#l%E2%80%99eau.
2 -  « Les liens entre l’eau, les forêts et le climat », bulletin nº 128 du WRM,http://www.wrm.org.uy/bulletinfr/128/vue.html#climat.
3 -  « Les peuples des forêts d’Afrique : les droits fonciers en contexte », de la publication du Forest Peoples Programme « Les droits fonciers et les peuples des forêts d’Afrique. Perspectives historiques, juridiques et anthropologiques »,http://www.forestpeoples.org/sites/fpp/files/
publication/2010/05/overviewlandrightsstudy09fr.pdf
.
4 - “La Amazonía, otra quimera”, de la publication de Censat “Amazonía: Selva y Bosques diez años después de Río”,http://www.wrm.org.uy/paises/Amazonia/Velez.html.
5 -  « Après le boum du caoutchouc », bulletin nº 87 du WRM,http://www.wrm.org.uy/bulletinfr/87/vue.html#Colchester.