Les projets de boisement et de reboisement destinés à la compensation carbone sont très variés dans leur conception. Ils varient en termes de systèmes de culture (espèces plantées et mode de culture) et en ce qui concerne leur « conception sociale » (qui possède la terre, qui y travaille, qui détiendra les droits sur les crédits, etc.).
En ce qui concerne les systèmes de culture, les monocultures de pins représentent actuellement 50 % de l'offre de crédits carbone des projets portant sur des espèces à croissance rapide, suivies par l'eucalyptus et le sapin de Chine, avec environ 20 % chacun. D'après les données du Verified Carbon Standard (VCS) de Verra, la part des crédits carbone générés par les monocultures de pins devrait augmenter considérablement au cours des dix prochaines années, pour atteindre environ 75 % du total, selon QCI.
Peut-être préoccupés par l'image négative des monocultures d'arbres industriels causée par les dommages écologiques, sociaux et économiques et les conflits fonciers qu'elles provoquent, les promoteurs du marché du carbone donnent une vision des choses très différente. Les plantations sont souvent décrites comme des « forêts plantées » dans les descriptions de projets qui offrent des crédits carbone, et les statistiques cachent les projets de plantation de monocultures derrière des catégories de projet dits « multi-essences ».
DES PLANTATIONS DIVERSIFIÉES ? ATTENTION AUX STATISTIQUES TROMPEUSES
Il est important de ne pas tirer de conclusions erronées des informations limitées disponibles dans les documents de projet. Les données disponibles auprès de QCI, par exemple, indiquent que plus de 50 % des crédits issus des projets de boisement et de reboisement de Verra proviennent actuellement de projet « multi-essences. Ces informations laissent penser qu’il s’agit de plantations diversifiées ou de projets de restauration avec des espèces indigènes, pas de plantations d’arbres en monoculture. La réalité est tout autre. Par exemple, l'un des projets de Suzano au Brésil, le « ARR Horizonte Carbon Project » (1), consiste en plus de 15 000 hectares de plantations, dont une proportion écrasante de 93 % est un « désert vert »composé d'une seule espèce exotique, l'eucalyptus. Il en va de même pour le « projet Bukaleba » de Green Resources en Ouganda, dans lequel, selon les informations contenues dans la description du projet, 95 % de la superficie plantée est occupée par des monocultures de pins et d'eucalyptus. Néanmoins, comme ces projets comprennent de petites surfaces plantées d'espèces indigènes, l'ensemble du projet (et donc les crédits qu'il génère) entre dans la catégorie des projets « multi-essences ».
En ce qui concerne la « conception sociale », les projets varient en termes de personnes et d'organisations impliquées, de propriété des terres, de droits sur les crédits carbone générés et sur les arbres eux-mêmes. Dans de nombreux projets, les promoteurs effectuent la plantation par le biais d'une main-d'œuvre salariée sur leurs propres terres privées ou sur des concessions foncières. Dans d'autres cas, ils cherchent à conclure des contrats avec des petits exploitants, des communautés autochtones ou traditionnelles. Dans ce dernier cas, les communautés sont généralement responsables de la plantation des arbres, tandis que les droits de vente des crédits carbone restent entièrement ou en grande partie entre les mains des sociétés qui gèrent le projet carbone. Bien que ces accords varient également beaucoup dans leurs conditions et leurs règles, ils comprennent souvent des clauses illégales ou abusives, et sont parfois même fictifs, comme nous le montrons ci-dessous.
Ainsi, la catégorie des projets de boisement et de reboisement destinés à la compensation carbone couvre un large éventail de systèmes de culture et de conceptions sociales. Parmi ceux-ci figurent des grandes plantations industrielles mises en œuvre par des multinationales, des plantations en monoculture mises en œuvre par des sociétés forestières dans le cadre d'accords avec des petits exploitants agricoles, des plantations agroforestières à petite échelle mises en œuvre par des petits exploitants dans le cadre de contrats avec des start-ups spécialisées dans le carbone ou des sociétés forestières bien connues, des projets de restauration de la végétation indigène, etc.
En raison du manque d'informations dans les ensembles de données mis à disposition par les standards carbone, il n'est pas possible d'estimer et de comparer avec précision la superficie des terres occupées par différents types de projets, tels que les monocultures par rapport aux plantations diversifiées/de restauration, les plantations commerciales par rapport aux plantations non commerciales, les plantations privées par rapport aux projets d'agriculture contractuelle, etc. Toutefois, l'analyse d'un échantillon centré sur des projets dont les estimations de l'absorption de carbone sont élevées permet d'identifier des modèles de projets présentant des caractéristiques clés communes : (2)
• Monocultures d'arbres à grande échelle destinées à la compensation carbone, sur des terres privées ;
• Plantations d'arbres sur des terres communautaires :
- Projets avec des petits exploitants agricoles dans lesquels les sociétés cherchent à signer des contrats avec les communautés locales et les petits agriculteurs pour établir des monocultures commerciales ou des plantations diversifiées sur les terres de ces derniers ;
- Baux à long terme sur des terres communautaires
Les sections suivantes illustrent les trois types de projets décrits ci-dessus, montrant que toute analyse cohérente trouvera des problèmes à la fois structurels et circonstanciels qui contrastent avec les descriptions romantiques que les sociétés et les certificateurs publient à propos de leurs projets. Les informations et les données ont été obtenues principalement à partir des documents disponibles auprès des standards carbone privés, en particulier VCS de Verra et Cercarbono.
Monocultures d'arbres à grande échelle destinées à la compensation carbone sur des terres privées
Les plantations industrielles d’arbres de pins et d'eucalyptus font partie des projets de compensation carbone les plus courants et les plus importants dans la catégorie du boisement et du reboisement . En Amérique du Sud notamment, ces projets sont généralement mis en œuvre sur des terres privées ou en association avec de grands propriétaires terriens.
- PROJETS SUZANO AU BRÉSIL
Le projet le plus important au monde en termes de réduction annuelle estimée en offre un exemple. Promu par Suzano, l'une des plus grandes sociétés de pâte à papier au monde, le projet consiste à planter 38 708 hectares d'une seule espèce - d'eucalyptus – dans l'État du Mato Grosso do Sul, au Brésil. Selon la description du projet, les crédits carbone résulteront du changement d'affectation des terres dans d'anciennes zones de pâturage, les plantations étant développées selon de « bonnes pratiques forestières » certifiées par des « programmes durables ». Suzano possède également un autre projet similaire et déjà enregistré de 14 427 hectares de monocultures d'eucalyptus dans le même État, pour lequel la première émission de crédits a eu lieu en juillet 2023. Ce projet permet à la société d'affirmer qu'elle compense ses émissions et de générer un revenu supplémentaire en vendant des crédits à des entités telles que la Standard Chartered Bank, basée au Royaume-Uni.
Les plantations industrielles d'arbres comme celles des projets de Suzano présentent tellement de problèmes et peuvent être contestées à tant de niveaux qu'elles permettent de dénoncer le fantasme de la compensation des émissions de carbone. Dans un premier temps, il serait possible de remettre en cause les exagérations dans les surestimations des quantités de carbone éliminées. Comme d'autres crédits fantômes issus de projets fondés sur l'utilisation des terres dénoncés en 2023, (3) le taux d'absorption revendiqué par Suzano dans ce projet de boisement (184,7 tonnes de CO2 par hectare et par an) est près de 5 fois supérieur à ce qui est indiqué dans la littérature scientifique. (4) Mais ce qui est encore plus grave, c'est que les auditeurs n'ont pas remis en question l'additionnalité du projet (voir l'encadré ci-dessous), qui est une condition fondamentale de tout projet de compensation carbone.
ADDITIONNALITÉ DES PROJETS DE COMPENSATION CARBONE
L'additionnalité signifie qu'un projet n'aurait pas vu le jour en l'absence des revenus attendus de la vente des crédits carbone. En théorie, toute plantation qui vend des crédits carbone n'existe que grâce à l'opportunité offerte par les marchés du carbone. En d'autres termes, la plantation n'aurait pas été créée pour d'autres raisons, telles que la production de bois ou de pâte à papier, même si une fois que cela aura lieu avec l’entreprise, elle pourra également tirer profit de la production de ces produits.
Le concept d'additionnalité est toujours basé sur un scénario de référence, qui donne un repère sur ce qui se serait probablement passé dans la zone si le projet n'avait pas eu lieu.
Étant donné que Suzano a fortement développé ses plantations pour alimenter sa nouvelle usine en construction dans la municipalité de Ribas do Rio Pardo – qui est aussi l'emplacement du projet –, la version de la société selon laquelle elle ne créerait pas la plantation d'eucalyptus en l’absence de l'argent qu'elle peut obtenir de la vente des crédits carbone est ridicule. Le fait que Suzano exploite 1,4 million d'hectares de plantations d'eucalyptus au Brésil pour approvisionner ses 11 usines de pâte à papier (5) montre clairement que le projet aurait de toute façon été mis en œuvre pour alimenter la production rentable de pâte à papier de la société, dont le bénéfice net en 2023 s'élevait à environ 2,8 milliards de dollars. (6) Ce n'est pas une coïncidence si d'autres sociétés étendent leurs plantations d'eucalyptus et construisent des usines de pâte à papier dans la région du projet de Suzano.
L’impossibilité de prouver l'additionnalité n'est pas exclusive à Suzano. Elle est partagée par toutes les compensations carbone, et donc par toutes les plantations d'arbres en monoculture à grande échelle présentées comme des projets carbone.
- URUGUAY
En Uruguay, 12 des 14 projets de boisement actuels qui vendent ou se préparent à vendre des crédits carbone sur les marchés volontaires du carbone appartiennent à des sociétés qui produisent depuis longtemps du bois, de la pâte à papier ou de la biomasse pour la production d'énergie – ce qui est explicitement décrit dans les documents des projets comme leur objectif principal. Pour leurs propriétaires, la vente de crédits carbone est la « cerise sur le gâteau », un profit supplémentaire. De plus, sans exception, ces 12 projets utilisent l'argument quelque peu simpliste qu'ils seront mis en œuvre sur des prairies dégradées, au mépris de la diversité végétale extrêmement élevée des prairies indigènes d'Amérique du Sud (7) et sans tenir compte de la réduction drastique de la biodiversité causée par les monocultures, en particulier par la dissémination involontaire de plusieurs espèces de pins. Cela n'a pas empêché plusieurs de ces projets en Uruguay d'obtenir la norme CCB (climat, communauté et biodiversité), qui récompense les projets carbone qui, entre autres, sont censés préserver la biodiversité.
C'est le cas du projet de la société Guanaré SA, dont les 21 200 hectares de monocultures de pins et d'eucalyptus produisent du bois et de la cellulose destinés à l'exportation vers l'Asie, tandis que les crédits carbone sont vendus à des transnationales telles que Mitsui et Aldi. (8) Avec une période de crédit de 60 ans depuis son lancement en 2006, ce projet de boisement est celui qui a délivré le plus de crédits carbone au monde, bien qu'il soit « fondamentalement non additionnel », c'est-à-dire qu'il « aurait probablement existé en l'absence des marchés volontaires du carbone ». (9)
- COLOMBIE
Parmi les autres exemples, on peut citer le projet Bosques de la Primavera S.A. en Colombie, une coentreprise entre des sociétés forestières enregistrées dans le cadre du système de certification Biocarbon. Il s'agit du projet de boisement et de reboisement Biocarbon le plus productif en termes de nombre de crédits générés, avec près de 20 000 hectares de plantations industrielles d'espèces exotiques (pin, eucalyptus, acacia et teck) dans la région des Llanos. Toujours en Colombie, les cinq plus grands projets de boisement et de reboisement du certificateur Cercarbono présentent une situation très similaire. Deux d'entre eux ont été développés par South Pole, la société qui a été critiquée pour avoir continué à vendre des crédits carbone issus du projet REDD de Kariba au Zimbabwe, alors qu'elle s'était rendu compte que les prétendues économies de carbone étaient exagérées. Ensemble, les cinq projets représentent plus de 30 000 hectares de plantations industrielles d'arbres, en particulier de pins et d'eucalyptus.
L'intérêt supérieur du profit s'exprime très clairement dans les critères adoptés par les développeurs du projet Bosques de La Primavera SA, qui précisent explicitement que les propriétaires des plantations compareront constamment le revenu net provenant de la vente du bois avec le revenu net provenant du maintien des arbres sur pied et de la séquestration du carbone. « Ils choisiront l’alternative qui rapportera le revenu net le plus élevé ». (10)
En outre, la méthodologie même utilisée par la plupart des initiatives de plantation industrielle d’arbres destinées à la compensation carbone présente un certain nombre de critères extrêmement subjectifs qui peuvent être utilisés de la manière la plus avantageuse possible par les promoteurs et les développeurs de projets.
DES MÉTHODOLOGIES AVANTAGEUSES DANS UN RÉGIME INTRINSÈQUEMENT VICIÉ
La méthodologie « AR-ACM0003 » représente plus de 50 % du total des projets de boisement et de reboisement destinés à la compensation carbone répertoriés dans huit standards de certification analysés. Il s'agit d'une méthodologie pour des projets à grande échelle avec des critères extrêmement subjectifs.
Par exemple, l’un des documents qui composent la méthodologie est un guide permettant d’identifier le scénario de référence et de démontrer l’additionnalité du projet – deux éléments qui déterminent si le projet sera ou ne sera pas accepté pour compenser les émissions, ainsi que le montant des crédits que la plantation va générer. L’application de cette section de la méthodologie nécessite que le développeur du projet parvienne à cinq résultats concrets :
« - Liste de scénarios alternatifs crédibles d’utilisation des terres qui se seraient produits sur le terrain […]
- Liste de scénarios alternatifs plausibles d’utilisation des terres […]
- Liste des obstacles pouvant empêcher un ou plusieurs scénarios d'utilisation des terres […]
- Liste des scénarios d’utilisation des terres qui ne se heurtent à aucun obstacle […]
- Identification du scénario d’utilisation des terres le plus économiquement et/ou financièrement attractif […] »
L’éventail de facteurs qualitatifs utilisés pour parvenir à chacun de ces résultats est si large qu’il offre une énorme flexibilité au développeur de projet pour élaborer les arguments qui soutiennent le mieux son analyse, quelle qu’elle soit le. Cependant,le manque de variables quantitatives et d'objectivité dans les méthodologies des projets de plantation (et de conservation) n’est pas le problème majeur. Le problème insoluble se pose ici : l’affirmation selon laquelle le projet permettra de séquestrer un certain nombre d’émissions repose sur des prédictions, des hypothèses – et ne représente donc pas la réalité elle-même – concernant ce qui se serait produit ou non dans la région du projet dans une période prévue de plusieurs décennies, parfois 100 ans. Inévitablement, ces scénarios à long terme dépendent de plusieurs variables économiques, sociales, politiques et environnementales imprévisibles. Pour couronner le tout, comme indiqué plus haut, l'application de la méthodologie dans son ensemble est validée par un système de certification intrinsèquement vicié qui compromet fortement la crédibilité des informations fournies par les promoteurs et les certificateurs de projets. (11)
Les monocultures d’arbres à grande échelle existent depuis longtemps. Cependant, les exemples mentionnés ci-dessus – et bien d'autres parmi la liste de l'Annexe (disponible ici) – montrent qu'avec la création des mécanismes de compensation carbone, les sociétés forestières et de pâtes et papiers peuvent désormais tirer profit d'un nouveau produit sans trop d'efforts, si ce n'est de remplir des formalités administratives dans le cadre des programmes de certification carbone.
Bien avant l’erreur de la compensation carbone
La compensation carbone ne constitue pas seulement un problème en soi. Dans le cas des plantations, elle a exacerbé les problèmes existants. Directement ou indirectement, les monocultures d'arbres à grande échelle sont depuis longtemps à l'origine de l'expulsion des communautés locales, de l'accaparement des terres et de l'eau, de la déforestation, de la perte de biodiversité et, souvent, d'incendies violents qui non seulement rejettent du carbone dans l'atmosphère, mais qui provoquent également la destruction des moyens de subsistance et des décès. Ces impacts sont souvent cachés derrière les mensonges des sociétés. On pourra trouver plus d’informations ici : Que pourrait-il y avoir de mal à planter des arbres ?, et 12 réponses à 12 mensonges à propos des plantations industrielles d'arbres. La société Suzano, mentionnée ci-dessus, est également liée à un lourd bilan de dévastation et de violations (voir Ce que vous devez savoir sur Suzano en anglais).
Les Projets avec les petits exploitants agricoles
Un nombre considérable de projets de boisement et de reboisement sont mis en œuvre dans le cadre des projets avec les petits exploitants agricoles. Ces projets partagent deux caractéristiques. Premièrement, les plantations sont établies sur des terres qui n'appartiennent pas au promoteur du projet et pour lesquelles celui-ci n’a pas de bail. Deuxièmement, la main-d'œuvre nécessaire à la plantation et à la gestion de la plantation d'arbres est fournie par les communautés ou les petits exploitants eux-mêmes. Ces plantations peuvent être soit des monocultures commerciales, soit des plantations multi-essences qui visent à différents objectifs en plus de générer des crédits carbone.
- INDE
Un exemple est donné par le projet mené par la structure parisienne Livelihoods Fund, à travers laquelle des sociétés comme Danone, Michelin, Hermès, SAP, Mars, Chanel et des banques de « développement » comme l'allemande KfW (à travers sa filiale DEG Invest) investissent dans des plantations en Inde. Selon la description du projet, qui peut être consultée dans le registre VCS de Verra, l'initiative consiste à demander à plus de 9 700 agriculteurs de 333 villages de la vallée d'Araku plantent des arbres fruitiers sur plus de 6 000 hectares de terres communautaires tribales (sic) – dont le projet classe 60 % en tant que « terres stériles ». Le projet indique que les communautés ont signé des accords juridiquement contraignants d'une durée de 20 ans acceptant que les droits sur les crédits carbone que le projet émettra soient attribués exclusivement au Livelihoods Fund. De leur côté, les communautés ne restent en possession des fruits et des « autres résultats valorisés » générés par le projet qu'une fois que les plants distribués ont poussé.
Un rapport récent montre que les agriculteurs concernés n’ont pas connaissance des crédits carbone, et encore moins du fait que des sociétés situées à l'autre bout du monde bénéficient d’allégations de neutralité carbone en vendant un nouveau produit généré par leur travail sur leurs terres. En outre, le rapport montre que l’allégation d’« additionnalité » du projet est discutable : un organisme gouvernemental – et plusieurs autres organismes privés, selon les villageois – ont fourni gratuitement des plants et une formation aux agriculteurs tribaux (sic) bien avant l'arrivée du projet.
Un exemple similaire, également en Inde, est offert par les neuf projets en cours de Core CarbonX Solutions, une petite société étroitement liée au secteur financier. Parmi ces projets figure le troisième plus grand projet de boisement/reboisement au monde sur la base de l'estimation de l'absorption de carbone. Dans les descriptions des projets, la société affirme avoir conclu des accords “individuels” avec des dizaines de milliers d'agriculteurs de “subsistance sélectionnés" dans plus de 8 000 villages. Il affirme également que des ateliers, des consultations et des formations ont été organisés au niveau des villages et qu'il a distribué des plants pour des petites zones d’agroforesterie. Au total, les projets seraient censés couvrir une superficie de plus de 400 000 hectares (!) de terres prétendument dégradées ou en jachère qui s’étendent dans six États indiens. Selon les projets, 60 % des revenus de la vente des crédits carbone iraient aux agriculteurs.
Parmi les nombreuses incohérences dans la description des projets de Core CarbonX ressort particulièrement : le texte décrivant les réunions censées être organisées pour la consultation des parties prenantes locales est exactement le même pour tous les projets. C’est pour le moins curieux, étant donné que la moitié des projets concernent plus de 1 000 villages chacun, et un projet en répertorie à lui seul 4 000 . Quoi qu'il en soit, il est difficile de croire que les chiffres exagérés de la superficie et des villages concernés, ainsi que de l'absorption du carbone du projet présentés par la société et obtenus au registre VCS de Verra, ne sont pas simplement un cas parmi d’autres d'exagération sans fondement concret, tout comme cela a été prouvé pour plusieurs autres projets carbone fondés sur l'utilisation des terres qui avaient déjà été « approuvés » par le processus de certification. Il est également difficile de croire que les conditions seront alors réunies pour que les milliers d'agriculteurs « de subsistance » (tels que mentionnés dans la description du projet) impliqués dans ces projets soient en mesure d’évaluer correctement la répartition des revenus des crédits carbone promis par la société.
- OUGANDA
Dans le centre de l’Ouganda, New Forests Company déclare que son projet carbone n'est pas focalisé sur ses propres plantations commerciales, mais qu’il associe en réalité un « programme de boisement destiné aux petits producteurs ». La société a l'intention de « partager sa passion pour l'arboriculture et de soutenir les moyens de subsistance en milieu rural » à travers ce programme en étroite coopération avec le WWF. Dans la pratique, la New Forests Company a fait don de plantes aux communautés vivant à proximité des plantations de l’entreprise pour qu'elles créent des plantations d'intérêt pour l’entreprise -pins et eucalyptus - mais sur les terres des agriculteurs, avec leur propre main-d'œuvre.
New Forests Company prétend être la « 1ère option pour acheter des arbres matures » auprès des agriculteurs. Cependant, l'expérience de tels programmes d’agriculture contractuelle dans d’autres régions montre que les entreprises sont celles qui bénéficieront le plus de la vente du bois dans le cadre de ces accords. En ce qui concerne les crédits carbone, la société affirme avoir signé un accord avec chaque association de producteurs sous-traitants, en vertu duquel les agriculteurs recevront 60 % des revenus provenant des crédits carbone. Une fois de plus, des questions se posent : le projet devrait-il pouvoir vendre des crédits carbone ? Comment les agriculteurs sauront-ils qu’ils obtiennent réellement leur juste part étant donné que les prix de vente sont rarement divulgués ? Quels coûts seront déduits et entraîneront ainsi une réduction des 60 % promis aux associations ? Enfin, et c'est peut-être le point le plus important, quels autres impacts négligés subsisteront pour les communautés une fois que les terres utilisées pour des activités de « subsistance » seront soudainement occupées par des plantations en monoculture ?
Les chiffres impressionnants avancés par de nombreux projets d’agriculture contractuelle en termes de nombre d'agriculteurs et de taux de carbone séquestré soulèvent des questions quant à leur vérifiabilité et quant à leur existence réelle dans les termes décrits dans les documents du projet. Ils soulèvent également des questions plus fondamentales quant à savoir dans quelle mesure ces projets pourraient constituer de nouvelles formes de colonialisme et d’appropriation du travail et des terres dans le Sud global.
La gravité de l’impact que la plantation d’arbres destinée à des projets carbone peut avoir sur la souveraineté alimentaire des familles paysannes signant de tels contrats carbone a récemment été mise en évidence dans le cadre d’un projet de compensation carbone dans l’ouest de l’Ouganda. Les agriculteurs que l’ONG Ecotrust avait initialement persuadés de planter des arbres pour un projet de compensation carbone ont commencé à abattre les arbres, car ils ne pouvaient plus produire de la nourriture pour nourrir leurs familles une fois que les arbres avaient envahi la terre . Une enquête récente montre que la participation au projet ne s’est pas traduite par les bénéfices promis, mais plutôt par la faim et la pauvreté. Un leader communautaire qui a lui-même rejoint le projet et a joué le rôle de porte-parole des autres participants, estime que sur la centaine d'agriculteurs avec lesquels il est en contact, seuls six ou sept sont satisfaits du projet car « ils avaient des terres inutilisées pour les plantations et ont été mieux payés. Le reste d’entre nous est beaucoup plus pauvre qu’avant. Presque tout le monde a commencé à abattre les arbres ou envisage de le faire ». (12) Ironiquement, le projet s'appelle « Trees for Global Benefits » et est censé compenser les émissions d'une société européenne de restauration rapide.
De telles répercussions ne peuvent pas être considérées comme des conséquences accidentelles ou inattendues. En 2017, des chercheurs s'étaient déjà inquiétés du risque que le projet Ecotrust en Ouganda enferme les petits agriculteurs « pendant une longue période dans un type d’utilisation des terres qui réduit leur capacité d’adaptation pour faire face aux crises temporaires ainsi qu’aux changements à long terme, ce qui, dans le pire des cas, pourrait avoir des conséquences négatives à long terme sur leurs conditions de vie ». (13) L’étude a également soulevé des inquiétudes quant au manque de transparence, à la mauvaise information préalable au consentement et à la confusion généralisée quant à l’objet fondamental du projet de compensation carbone. Les premières indications corroborent le fait que les échecs de ces projets de plantation d’arbres destinées à la compensation carbone ne sont pas conjoncturels mais structurels et prévisibles.
Baux fonciers à long terme
Souvent, les initiatives de plantation d’arbres destinées à la compensation carbone sont également mises en place par le biais de baux fonciers ou d'accords de concession signés par les sociétés avec les gouvernements nationaux. Dans ces cas, même si les lois du pays ou les accords (ou l'entité qui certifie le projet carbone) établissent que le projet de la société ne peut être mis en œuvre qu'avec l'approbation et/ou le consentement libre, informé et préalable des communautés vivant sur ce territoire, dans la pratique, cela n’arrive pratiquement jamais. La société aura plutôt recours à plusieurs tactiques pour convaincre les dirigeants coutumiers des communautés de la zone de concession d'accepter leur projet et de réclamer le soutien de la communauté, comme c'est également le cas dans d'autres types de projets. (14)
- GREEN RESOURCES EN OUGANDA ET EN TANZANIE
En Afrique de l’Est, la société Green Resources a mis en œuvre des projets carbone en Ouganda et en Tanzanie. Le dernier en date est une plantation de pins et d'eucalyptus de 10 814 hectares destinée à la fabrication de produits ligneux (le cœur de métier de la société), d'une durée de 99 ans. Dans la description du projet, la société reconnaît que les terres étaient couvertes par le droit coutumier et occupées par des villages « mais sont restées inutilisées ». Elle affirme en outre avoir suivi les étapes requises pour acquérir le terrain dans le cadre d'un contrat de bail de 99 ans avec le gouvernement tanzanien. La société affirme que le projet apportera un développement socio-économique aux communautés locales. Cependant, les informations recueillies lors d'une enquête menée par l'Oakland Institute ont montré que les activités de Green Resources ont été « entachées par des perturbations sociales, des impacts négatifs sur les moyens de subsistance et des problèmes environnementaux » tels que la perte de biodiversité et la contamination de l'eau par des produits phytosanitaires. (15)
D’autres sociétés forestières ont des projets similaires et en cours plus récents de plantation d’arbres destinés à la compensation carbone sur le continent africain.
- MIRO FORESTRY AU GHANA ET EN SIERRA LEONE
En Afrique de l’Ouest, la société britannique Miro Forestry étend la superficie de ses plantations commerciales au rythme de 3 000 hectares par an. Cette expansion a nécessité d'importantes sommes d'argent public provenant de banques européennes (le FinFund finlandais, le CDC britannique et le FMO néerlandais) qui ont transité par le Fonds Arbaro, dont les plantations ont déjà été dénoncées en raison des abus et à des préjudices causés aux communautés rurales d'Afrique et d'Amérique du Sud. (16)
Profitant de l'opportunité du marché du carbone, Miro Forestry a lancé deux projets au Ghana et en Sierra Leone, qui « ajoutent » les” crédits carbone” de nouveaux produits à l'expansion de son activité dans le secteur du bois d'œuvre. Ensemble, les projets couvriront une superficie d'environ 26 000 hectares occupée principalement par des monocultures d'eucalyptus (60 %) et de Gmelina arborea (30 %). Dans le cas du projet au Sierra Leone, la zone a été utilisée par au moins 80 communautés depuis des générations, tandis qu’aucune information à ce sujet ne figure dans la description du projet Ghana. Les deux projets auront une durée de 30 ans.
Miro Forestry affirme avoir conclu des accords formels à long terme avec les propriétaires fonciers traditionnels et les conseils des chefferies, en vertu desquels toutes les terres utilisées dans les projets sont louées à la société. Cependant, étant donné que les moyens de subsistance de ces communautés sont à la fois coutumiers et intrinsèquement liés à une utilisation diversifiée des terres pour répondre à leurs besoins nutritionnels et autres – et aussi en raison de ce qui est illustré par de nombreux autres cas tels que ceux mentionnés ci-dessus – il est difficile de croire qu'il y a eu une décision libre et informée d'une partie suffisamment représentative des communautés.
- REWILDING MAFORKI EN SIERRA LEONE
Le projet de la société Rewilding Maforki, d’une durée de 50 ans, est également situé en Sierra Leone. Il s'agit de 25 000 hectares de plantations sur des terres communautaires prétendument louées à des dizaines de chefferies. Carbon Done Right, la société associée de Rewilding, a déclaré avoir « obtenu un accès à 57 000 hectares » en Sierra Leone, mais en réalité aucun bail n'a été enregistré auprès des autorités locales. (17) Une enquête récente de l'HEKS/EPER et du SiLNoRF, (18) qui a interrogé les habitants de 25 villages concernés par le projet, souligne également le non-respect de la législation foncière sierra léonaise en matière d'information et d'obtention du consentement des communautés au moment de la location de leurs terres. De plus, alors que dans le projet de la société les terres sont décrites comme improductives, les villageois mettent l'accent sur leur utilisation des terres pour produire de la nourriture pour leur propre consommation.
LES FEMMES, EXCLUES DES DÉCISIONS
L'enquête sur le projet de Rewilding Maforki en Sierra Leone révèle également une caractéristique qui ne se limite pas aux projets de compensation carbone. Lorsque des sociétés extérieures tentent d’imposer leur volonté, les femmes sont souvent exclues des discussions et des décisions concernant les terres. L'enquête souligne que la plupart des femmes n'ont jamais été interrogées et n'ont pas donné leur consentement au projet de Rewilding Maforki. Cela montre comment les développeurs de projets bénéficient, voire tirent parti, des structures patriarcales dominantes qui excluent les femmes des décisions concernant les terres, même lorsque les femmes dépendent de ces terres pour produire leur nourriture.
Rewilding Maforki semble différente des autres sociétés mentionnées dans cette section, en ce sens qu'elle a été créée pour se concentrer sur le marché du carbone, et non sur le bois. Cependant, la description de son projet montre que la plupart des plantations ont également pour but de commercialiser le bois, tout comme celle de Miro. En outre, ce n'est pas un hasard si 49 % de la société qui détient le contrôle de l’actionnariat de Rewilding (Aristeus LTD) sont en train d'être transférés à d'autres sociétés, dont Developers Africa LTD, elle-même détenue par des personnes qui siègent également au conseil d'administration de Miro.
Encore une fois, les projets de ce genre soulèvent immédiatement des inquiétudes. Premièrement, certains signes montrent clairement qu'il ne s'agit pas de projets « additionnels ». Deuxièmement, des projets d'une telle ampleur en termes de nombre de communautés concernées – et qui prétendent souvent s’accompagner d’un « CLIP [consentement libre, informé et préalable] robuste » et d'une « approche participative, inclusive et collaborative » – se limitent généralement à jeter des slogans qui ne sont rien d'autre que des mots à la mode, comme ce qui apparaît dans la description du projet de Rewilding Maforki.
LES PROJETS « INDÉPENDANTS » POSENT ÉGALEMENT PROBLÈME
Les projets visant les marchés carbone et enregistrés auprès de mécanismes de certification privée tels que Verra ne constituent pas le seul problème. Certaines des plus grandes sociétés du monde investissent dans des plantations d’arbres industrielles indépendantes pour compenser leurs émissions. Par exemple, en République du Congo, les communautés n’ont nulle part où faire pousser leur nourriture parce que le géant pétrolier TotalEnergies est en train de s'emparer des terres pour y installer 40 000 hectares de monoculture d’arbres, afin que les dégâts (et les profits) liés à ses activités d’extraction pétrolière et gazière puissent perdurer sous prétexte que la société compense en plantant des arbres.
(1) Verra, 2024. Verified Carbon Standard, project ID 3350, project description documents.
(2) Cette typologie ne cherche pas à rendre compte de la diversité des projets, mais à identifier certains schémas qui regroupent un nombre important de projets. Il existe certainement des projets qui ne correspondent pas à cette typologie, par exemple des projets de restauration non commerciale, mais comme ils sont moins importants en nombre et en échelle, ils n'ont pas été considérés comme prioritaires dans l'analyse.
(3) Zeit Online, 2023. Phantom Offsets and Carbon Deceit.
(4) Bernal, B., Murray, L.T. & Pearson, T.R.H., 2018. Global carbon dioxide removal rates from forest landscape restoration activities. Carbon Balance Manage 13, 22.
(5) WRM, 2023. What you need to know about Suzano Papel e Celulose.
(6) Suzano, 2024. Valeur obtenue à partir de la somme des revenus nets des quatre trimestres de 2023, avec un taux de change BRL-USD de 5-1. Données disponibles ici.
(7) Le biome de la pampa peut compter jusqu'à 57 espèces végétales par mètre carré. Plus que ce qu’on trouve en Amazonie. National Geographic, 2020.
(8) REDD-Monitor, 2022. Le supermarché allemand Aldi achète des compensations carbone provenant de monocultures d'eucalyptus en Uruguay afin d'affirmer que son lait est « neutre en carbone ».
(9) Quantum Commodity Intelligence, 2022. Guanaré forest project is 'fundamentally unadditional'.
(10) Global Carbon Trace, 2024. “Project document”, available here.
(11) Pour plus d'informations, vor l'article du WRM « Certification carbone : les habits neufs de l’empereur »
(12) Cela a été confirmé par plusieurs autres membres de la communauté. Voir le rapport d'Aftonbladet, 2024, ici.
(13) Andersson, E. & Carton, W., 2017. Sälja luft? Om klimatkompensation och miljörättvisa i Uganda. For a good summary of the case, see the article by REDD-Monitor here.
(14) Pour en savoir plus, consultez le livret « 12 tactiques utilisées par les sociétés productrices d’huile de palme pour s’emparer des terres communautaires » lancé par Grain, WRM et une alliance d’organisations communautaires et locales en 2019. https://grain.org/fr/article/6172-livret-12-tactiques-utilisees-par-les-societes-productrices-d-huile-de-palme-pour-s-emparer-des-terres-communautaires
(15) The Oakland Institute, 2014. The Darker Side of Green: Plantation Forestry and Carbon Violence in Uganda. For more information on the case see also the reports “Evicted for Carbon Credits: Norway, Sweden, and Finland Displace Ugandan Farmers for Carbon Trading” (2019) and “Carbon Colonialism: Failure of Green Resources’ Carbon Offset Project in Uganda” (2017), available at the Oakland Institute’s webpage.
(16) WRM, 2022 Le Fonds Arbaro : Une stratégie d'expansion des plantations industrielles d’arbres dans les pays du Sud
(17) Source Material, 2024. ‘Saviour of carbon markets’ faces questions over African land rights.
(18) HEKS/EPER, SiLNoRF, 2024. Un projet de compensation carbone controversé met des communautés de la Sierra Leone en difficulté.