Depuis 2006, le Laos, petite nation enclavée du Sud-Est asiatique, est témoin d’une explosion de plantations petites,
moyennes et grandes, destinées surtout à la production de caoutchouc, d’eucalyptus et de biocarburants. Cette prolifération
des plantations industrielles d’arbres n’a pas été spontanée : elle a été encouragée par les IFI pendant la décennie passée,
en tant que moyen d’accroître le PIB du pays. Bien que le Laos soit l’un des pays les plus corrompus du monde (sur les 71
pays qui figurent à l’Indice de perception de la corruption de Transparency International, il était à la 163e place en 2007) la Banque asiatique de développement y encourage ardemment l’investissement agroforestier depuis de nombreuses années.
Le chapitre le mieux connu de cette histoire sordide est peut-être le prêt de 11 millions de dollars pour un projet désastreux qui a duré de 1996 à 2003 et dont le but spécifique était la promotion des plantations. À lui seul, ce projet a fait s’endetter à vie un grand nombre d’agriculteurs pauvres, a poussé au bord de la faillite la banque étatique Agriculture Promotion Bank, et a facilité l’établissement de grandes plantations industrielles.
Malgré l’absence d’un régime de propriété foncière sûr et le manque de capacité du gouvernement pour surveiller et
réglementer les investissements en plantations, la BAD n’a pas hésité à promouvoir activement le Laos auprès des
entreprises agroforestières transnationales ; à Vientiane en 2004, elle a invité les grands investisseurs à faire la publicité de ce pays en tant que lieu idéal pour l’investissement en plantations. Cette campagne de la BAD semble avoir fonctionné : en 2005, le géant japonais de la pâte et du papier, Oji Paper, a été la première multinationale à investir au Laos, où elle a acquis une concession de 50 000 hectares. À partir de l’arrivée d’Oji, les investissements dans le secteur agroforestier du pays se sont multipliés rapidement. Les chiffres du ministère de la Planification et de l’Investissement montrent qu’ils ont doublé entre 2004 et 2006, et que leur valeur a augmenté en conséquence, passant de 75 millions de dollars en 2004 à 458 millions de dollars en 2006. Les plantations de petites et moyennes dimensions sont nombreuses et sont dirigées surtout par des entreprises des pays voisins. Parmi les grands investisseurs figurent à l’heure actuelle le groupe Grassim-Birla de l’Inde, arrivé peu après Oji, avec une concession de 50 000 hectares, et le géant finnois de la pâte et du papier Stora Enso, qui essaie depuis peu de passer un contrat pour une concession de 35 000 ha pour planter des eucalyptus dans le Sud du pays. Pour sa part, Oji Paper tâche d’obtenir 30 000 hectares supplémentaires dans cette même région.
Or, dans ce pays où les salaires des fonctionnaires ne dépassent pas 30 $ par mois et où la capacité du personnel
gouvernemental de surveiller les concessions est faible, le développement des plantations s’est accompagné invariablement
de la perte des ressources naturelles et du bouleversement des moyens d’existence traditionnels. Les rapports de l’agence
allemande de développement GTZ révèlent une absence presque totale de réglementation des concessions foncières. Parmi
les nombreuses conclusions désastreuses auxquelles arrive un rapport de 2006 de la GTZ figure l’ignorance de l’étendue des
concessions octroyées dans le pays, due surtout à la décentralisation et à la non-réglementation des démarches
correspondantes. Les concessions sont décidées non seulement par plusieurs agences gouvernementales mais aussi par
d’autres divisions au niveau du pays, de la province et du district, sans que les informations correspondantes soient
consolidées nulle part. Cela a suffi pour que les concessions allouées se superposent les unes aux autres, de sorte que les
diverses entreprises se battent maintenant pour définir leurs limites avant que les autres ne s’en emparent.
Malgré l’accroissement extraordinaire de l’investissement en agroforesterie constaté ces dernières années, le processus pour
l’allocation de terres reste d’une insuffisance affligeante. Les commentaires de quelques fonctionnaires gouvernementaux
mécontents et des paysans eux-mêmes montrent que les entreprises sont en mesure de s’octroyer des terres en faisant
figurer des fonctionnaires locaux dans leur liste d’employés. Dans un système où il existe de nombreux fonctionnaires
pauvres pour remplacer ceux qui ne peuvent ou ne veulent pas trouver des terres, il n’est pas surprenant que l’on rapporte
fréquemment des cas de manipulation, d’exagération des bénéfices et de coercition pour obliger les villages à céder leurs
terres aux entreprises de plantation.
En théorie, le code forestier antérieur stipulait que seules les « terres dégradées » pouvaient être affectées à l’établissement de plantations, mais maintes et maintes fois des forêts tropicales ont été abattues pour les remplacer par des plantations (et pour tirer profit en même temps de la vente du bois). Dans la province de Bolikhamxay Central, plusieurs grandes opérations d’exploitation forestière camouflées en plantations de palmiers à huile et de cocotiers ont été signalées par les agences de développement locales, et des chercheurs indépendants ont constaté l’abattage de riches forêts primaires et secondaires pour les plantations d’eucalyptus ‘vedettes’ d’Oji Paper.
Pour les communautés rurales qui dépendent surtout des ressources forestières pour leur subsistance, le tableau est sombre.
Les populations villageoises n’ont aucun droit formel sur leurs terres, car toutes les terres boisées sont propriété de l’État. Le développement des plantations a été utilisé pendant des années par le gouvernement du Laos pour perturber physiquement les méthodes de culture itinérante, en écourtant les périodes de jachère et en diminuant la sécurité alimentaire. En outre, les communautés rurales perdent souvent des centaines d’hectares de forêts mais tirent très peu de bénéfices des activités de plantation. Les périodes de plantation des arbres coïncident avec la saison des semailles du riz, de sorte que les emplois dans les plantations sont souvent pris par des travailleurs embauchés à l’extérieur. Quand il y a du travail pour les villageois, il s’agit surtout de postes temporaires et en nombre réduit.
En mai 2007, le gouvernement du Laos avait perdu tout contrôle de la situation en matière de concessions. Les graves
difficultés auxquelles se heurtaient les paysans à cause des plantations faisaient l’objet de commentaires de plus en plus
nombreux, même dans les médias étatiques, d’habitude si placides. Le Premier ministre a donc annoncé la suspension des
concessions foncières dans tout le pays. Or, ce moratoire n’a pas réussi à freiner la vague des concessions. Les élites
locales l’ignorent ou réussissent à le contourner grâce aux lacunes qu’il comporte : les entreprises qui ont déjà des contrats de concession peuvent aller de l’avant, et une même entreprise peut obtenir de multiples concessions de 100 ha.
Bien qu’il y ait eu ces derniers temps quelques initiatives positives du gouvernement du Laos et des bailleurs de fonds pour
identifier et rectifier les graves problèmes que comporte l’investissement en plantations, seul l’avenir dira si le gouvernement du pays est capable de maîtriser le développement effréné des plantations et de protéger les ressources naturelles qui sont si importantes pour les paysans et pour la stabilité du pays.
Rapport rédigé à partir d’interviews des chercheurs du WRM faites en 2008.