La lutte quotidienne des femmes kichwas de Sarayaku, en Équateur

Foto: Esteffany Bravo S.

L’heure du déjeuner approche et Rita n’a plus de bois pour cuisiner. Armée d’une hache et portant un grand panier, cette femme kichwa marche dans le fourré de la forêt amazonienne, à la recherche d’un arbre à couper. Après plusieurs dizaines de coups puissants, le tronc de l’arbre cède à la force de la femme. La tâche accomplie, celle-ci porte le bois lourd le long du chemin qui serpente entre des fleuves et des ruisseaux. Une fois rentrée chez elle, elle allume le feu pour faire la cuisine, après avoir ramené de l’eau du fleuve pour préparer la soupe de poisson. En plus, elle a veillé à ce que la maison soit propre et elle est allée à la chakra prendre du yucca pour préparer la chicha, la boisson préférée des habitants de son village. En plus de toutes ses obligations quotidiennes, Rita a aussi un rôle politique : elle est une des leaders des femmes de Sarayaku, une localité de l’Amazonie du sud de l’Équateur qui s’oppose à l’exploitation pétrolière depuis plus de 30 ans.

Les femmes du peuple originaire kichwa de Sarayaku ont joué un rôle crucial dans la résistance de leur communauté face aux tentatives d’extraction de la richesse énergétique cachée dans les entrailles de leur territoire ancestral. Au cours des marches, toujours aux premiers rangs, portant leurs bébés sur le dos ou dans leurs ventres, les warmis (les femmes en langue kichwa) ont haussé la voix pour dire « non ! » à l’industrie extractive et au patriarcat. Tel est le double combat des femmes indigènes de Sarayaku, qui sont décidées à s’opposer aussi bien à l’exploitation pétrolière que l’État équatorien prétend faire qu’au patriarcat ancestral auquel elles sont soumises dans leur communauté.

« Les femmes ont le même cœur et le même corps que les hommes, la seule chose qui nous manque c’est la barbe », affirme Corina Montalvo, une habitante de Sarayaku de 83 ans. « Avant, on nous appelait des warmis sami, c’est-à-dire des femmes qui ne peuvent rien faire. Mais c’était il y a longtemps, à une époque où on était des ignorants », se rappelle-t-elle. « Ils disaient que les femmes étaient faites pour faire la cuisine, pour laver le linge, pour faire la chicha et pour couper du bois, que c’était ça le travail des femmes. Mais plus tard nous avons appris que ce n’était pas ainsi et nous avons dit que les hommes aussi devaient travailler. Les enfants sont à tous les deux, donc eux aussi doivent les élever », conclut-elle.

Cette vieille dame de Sarayaku, courageuse et expérimentée, a été l’une des promotrices de la première grande mobilisation de la communauté. Dans le courant de 1992, plusieurs peuples amazoniens de l’Équateur ont marché pour réclamer au gouvernement du président de l’époque, Rodrigo Borja, la légalisation de leurs titres de propriété correspondants aux territoires qu’ils occupaient. Ce sont les femmes qui ont convaincu les hommes de parcourir à pied les presque 250 kilomètres de distance avec 2 000 mètres de dénivellation. « Nous avons mis longtemps à arriver à Quito [la capitale], la marche a été dure. Nous étions 5 000, il y avait beaucoup de femmes, quelques-unes étaient de petites vieilles, d’autres portaient leurs enfants et d’autres encore étaient enceintes, raconte Montalvo, l’une des 1 600 habitantes de Sarayaku.

Narcisa Gualinga a marché en soutenant son fils. Cette femme de 72 ans, l’une des fondatrices de l’Association de femmes indigènes de Sarayaku (AMIS), une organisation pionnière,  raconte : « Les hommes voulaient y aller en bus, ils ne voulaient pas marcher, mais nous n’avions pas d’argent. Nous, les femmes, les avons convaincus de marcher ». C’est la sœur aînée de Narcisa, Beatriz Gualinga, une leader historique, qui a pris la parole pour s’adresser au président Borja. « Il y avait tant de personnes qui avaient des études et qui parlaient très bien l’espagnol, elle ne parlait pas bien, mais elle a parlé avec le gouvernement », dit Narcisa. « Beatriz a parlé très fort. Elle a dit au président, en kichwa, que c’était seulement pour gagner des votes qu’il bougeait. Elle lui a crié très fort », affirme Montalvo.

La résistance à l’extraction

Le leadership des femmes de Sarayaku s’est maintenu au fil des ans. Les titres fonciers obtenus en 1992 n’ont pas servi à grand-chose lorsque, une décennie plus tard, la société pétrolière argentine CGC est arrivée sur le territoire communal sans l’autorisation des habitants, pour commencer la prospection sismique destinée à trouver du pétrole. Quand ils ont appris que l’entreprise était là, les femmes et les hommes de Sarayaku se sont mis en route.

« Quand la société pétrolière est arrivée, en 2002, nous sommes partis pour lutter. Les femmes se sont réunies pour décider qui allait partir et qui allait rester. Nous avons dû laisser nos enfants à la maison. Nous avons abandonné les chakras et toute la récolte s’est perdue », raconte Ena Santi, dirigeante actuelle de la Femme dans le Conseil du gouvernement autonome de Sarayaku. « À l’époque j’étais enceinte de neuf mois de ma fille Misha, mais j’ai marché quand même », dit-elle. « Entre 20 femmes nous avons pris un canoë et nous sommes allées à l’endroit où avait atterri un hélicoptère avec des travailleurs de l’entreprise. Nous avons attrapé les travailleurs et les avons ramenés au centre de la communauté. Nous avons attrapé aussi quelques militaires et nous leur avons pris les armes. Nous n’avions que des lances », explique Santi, ancienne secrétaire de l’AMIS. Plus tard, cette organisation s’est appelée Kuri Ñampi (chemin d’or).

Finalement, la communauté a réussi à expulser de son territoire la société pétrolière, mais elle ne s’est pas arrêtée là : Sarayaku a dénoncé l’État devant la Cour interaméricaine des droits de l’homme pour avoir permis l’entrée de la CGC sans avoir organisé une consultation de la communauté. En 2012, le tribunal a obligé l’État à demander publiquement des excuses et à organiser une consultation libre et éclairée des habitants de la communauté avant d’entreprendre un quelconque projet pétrolier sur leur territoire.

Après cette victoire, les femmes de Sarayaku ont continué de lutter au sein de la communauté mais aussi à l’extérieur. Le 8 mars 2016, à l’occasion de la Journée internationale de la femme, des centaines de warmis de sept nationalités indigènes sont descendues dans les rues pour protester contre la concession de deux blocs pétroliers qui touchent en partie le territoire de Sarayaku au consortium chinois Andes Petroleum.

Des femmes kichwas, waoranis, zaparas, shiwiar, andoas, achuar et shuar ont manifesté clairement leur intention de lutter contre les projets d’extraction du gouvernement de Rafael Correa et des sociétés pétrolières chinoises Sinopec et CNPC.

Pendant les premiers mois de son gouvernement, Correa a été d’accord avec le mouvement indigène et les organisations écologistes, mais il n’a pas tardé à s’en éloigner et à reprendre la tradition extractive de ses prédécesseurs. En plus, la répression de l’opposition indigène s’est accrue depuis 2015. En août, à l’occasion de la grève nationale organisée par la Confédération des nationalités indigènes de l’Équateur (CONAIE), plus de cent personnes ont été arrêtées. À la cordillère du Condor, l’armée a délogé les habitants des communautés shuar de Tundayme et Nankints pour faire de la place à deux grands projets miniers.

Une lutte quotidienne

Dans leur révolte quotidienne contre le patriarcat ancestral, les femmes de Sarayaku ont réussi à limiter la distribution d’alcool, à l’exception de la chicha, boisson traditionnelle à base de yucca qu’elles font fermenter elles-mêmes avec leur salive. « Les femmes ont dû beaucoup lutter dans les assemblées pour que les hommes l’acceptent », raconte Abigail Gualinga, une jeune femme de 20 ans qui appartient à la nouvelle génération de femmes combattantes de Sarayaku. Bien que cette restriction n’élimine pas les inégalités qui découlent du système patriarcal, elle améliore considérablement les conditions de vie des warmis. Dans son livre Mujeres de maíz rédigé au Chiapas, au Mexique, Guiomar Rovira explique que « l’alcool a été, tout comme la religion et les armes, un moyen de contrôler et de soumettre les paysans et les indigènes pauvres. La consommation d’alcool a été jalousement préservée par les patrons, les caciques et tous les autres exploiteurs ».

Une bonne partie des efforts des femmes indigènes organisées a pour but de s’opposer au patriarcat originaire ancestral qui définit les rôles sexuels des membres des communautés. D’après Lorena Cabnal, indigène xinca du Guatemala et théoricienne du féminisme communautaire, le patriarcat ancestral est « un système structurel millénaire d’oppression des femmes originaires ou indigènes ».

Sarayaku n’est pas le seul endroit de l’Équateur où les femmes ont pris le premier rôle pour défendre leur corp et leur territoires ancestral. Katy Machoa, dirigeante des femmes de la CONAIE, révèle la raison principale pour laquelle les femmes amazoniennes sont tellement décidées à lutter. « Nous avons une relation très quotidienne, journalière, d’appartenance avec la terre. Dans la forêt tout provient de la terre, elle est notre source de vie, nous n’avons pas d’autre moyen d’existence. Le fait que le développement et l’entretien de la famille dépendent entièrement du territoire a fait que, quand tout ceci a été menacé, les femmes se sont organisées pour exiger le respect de notre mode de vie », explique-t-elle.

À Sarayaku, l’accès aux postes politiques est encore inégalitaire. Bien que la lutte de Sarayaku dure depuis plus de trois décennies, ce n’est que ces dernières années que les femmes ont eu accès au conseil de gouvernement communautaire. De même, malgré le rôle de leaders que les warmis ont joué dans la résistance contre l’exploitation de pétrole, une seule femme a été présidente du gouvernement autonome. Ainsi, aussi bien dans le domaine politique que dans la vie quotidienne les femmes ont encore beaucoup de batailles à livrer.

En attendant, les femmes comme Rita continuent de se lever à quatre heures du matin pour préparer le petit déjeuner, marcher jusqu’aux chakras pour arracher les mauvaises herbes et revenir chargées de paniers pleins de yucca, de bananes ou de papayes. Comme tant d’autres warmis, Rita continue de préparer la chicha et d’aller à la ville pour protester contre les intrusions de l’État et des entreprises pétrolières dans leur territoire. Rita, dont le placenta est enterré dans le territoire de Sarayaku où elle est née, ne renonce pas à défendre le territoire que ses grand-mères lui ont laissé en héritage et qu’elle souhaite transférer intact à ses petites-filles. En plus, elle souhaite profondément ne plus avoir peur quand elle rentre d’une manifestation parce que, comme le signale Machoa, « les hommes ne craignent pas que quelqu’un les attende à la maison pour les battre après une activité politique, mais les femmes oui ».

Le présent article résume l’article originel publié en janvier 2017 par Pikara Magazine : http://www.pikaramagazine.com/2017/01/la-cotidiana-lucha-de-las-mujeres-kichwas-de-sarayaku/.

Jaime Giménez, https://twitter.com/jaimegsb

Journaliste de Sarayaku (Équateur)