Les violations des droits de l’homme et les crimes commis par les transnationales (TNC) ne sont pas des faits isolés. Comme le montrent les rapports sur ce thème en Amérique latine (voir Impunity Inc. dans http://www.stopcorporateimpunity.org/?p=3329 et Peoples Permanent Tribunal Madrid 2010 Indictment dans http://www.stopcorporateimpunity.org/?p=1386) et de nombreuses plaintes dans d’autres continents, ces violations sont systématiques. Malgré cela, les transnationales jouissent d’un fort degré d’impunité. Il est donc grand temps que la société s’unisse contre leur pouvoir et fasse pression pour l’adoption de normes contraignantes concernant les crimes et les violations que commettent les grandes entreprises, de manière à s’orienter vers le démantèlement de l’actuelle « architecture de l’impunité ».
L’architecture de l’impunité et ce qu’elle apporte aux TNC
Une des principales raisons systémiques de l’impunité généralisée des transnationales est ce que de nombreux mouvements sociaux ont conceptualisé comme « l’architecture de l’impunité » : le cadre juridique asymétrique qui, d’une part, octroie aux TNC des « superdroits » grâce à la Lex Mercatoria (le cadre juridique qui protège les intérêts des investisseurs, c’est-à-dire les accords de libre-échange, les traités bilatéraux et multilatéraux d’investissement, etc.) et, d’autre part, affaiblit et sabote l’application de toutes les normes juridiques qui visent à protéger les droits de l’homme.
Tandis que les instruments juridiques de la Lex Mercatoria sont contraignants et possèdent des systèmes pour assurer leur application – par exemple, le Système pour le règlement des différends de l’OMC et le Centre international pour le règlement des différends relatifs aux investissements de la Banque mondiale (CIRDI) – le système international des droits de l’homme ne dispose d’aucun traité obligatoire relatif aux délits et aux violations des TNC, encore moins, d’un moyen pour le faire respecter.
À la place, l’unité des Nations unies sur les entreprises et les droits de l’homme propose, par le biais du plan de Responsabilité sociale des entreprises (RSE) quelques directives volontaires faibles qui constituent une fausse réponse à l’impunité des entreprises, avec la complicité des gouvernements et même de quelques OSC, et avec le soutien évident des grandes TNC. Les normes RSE ne sont pas obligatoires, aucun système n’est prévu pour leur application, et elles permettent aux transnationales de continuer à commettre des crimes et des violations systématiques des droits de l’homme sans avoir à subir aucune réaction importante sous la forme d’accusations, d’enquêtes, de procès, d’inculpations et de sanctions. Elles ne sont pas obligées non plus de prendre des mesures de réparation ni d’indemnisation à l’égard des victimes. Ceci figure aujourd’hui dans les Principes directeurs sur les entreprises et les droits de l’homme proposés en 2011 par John Ruggie, Représentant spécial, et adoptés par le Conseil des droits de l’homme de l’ONU.
Pour dénoncer que les directives volontaires sont une fausse solution
La Campagne mondiale pour démanteler le pouvoir des transnationales et mettre fin à leur impunité (www.stopcorporateimpunity.org) a organisé une manifestation contre la mainmise des transnationales sur l’ONU et pour exiger en même temps des normes contraignantes pour les TNC. Cette manifestation a eu lieu à l’occasion du Forum de l’ONU sur les entreprises et les droits de l’homme qui a eu lieu du 2 au 4 décembre 2013. Le Forum « célèbre » chaque année le système de la RSE, et doit évaluer les progrès accomplis dans la mise en œuvre des Principes directeurs. La rencontre a rendu évident que l’ONU était aux mains du pouvoir des entreprises, non seulement parce que de nombreuses transnationales y étaient présentes mais aussi parce que le raisonnement sous-jacent était que le fait de disposer d’un espace pour le dialogue permettrait d’atteindre une collaboration fructueuse entre des « parties prenantes » d’une même orientation. Cela équivaut à ignorer ouvertement l’asymétrie de pouvoir qui existe entre les auteurs de délits réitérés (en l’occurrence, plusieurs TNC, comme cela a été constaté) et les victimes (les communautés locales et la population en général), dans bien des cas avec la complicité des États, pourtant censés protéger la population.
Tentatives antérieures de parvenir à une réglementation contraignante
Plusieurs décennies durant, toutes les tentatives pour constituer des cadres obligatoires au sein du système des droits de l’homme au moyen d’un traité international et de mécanismes pour leur application ont été démantelées par les groupes de pression des grandes entreprises, avec la complicité des gouvernements. Un traité juridiquement contraignant ne garantit pas que les violations des droits cessent d’exister mais, dans le cadre de la législation internationale, ce serait le moyen le plus avancé pour combattre l’impunité des transnationales et obtenir réparation et compensation pour leurs victimes. En même temps, les actions et les procès qui en découleraient prouveraient le caractère systématique des violations et des délits des entreprises, ce qui serait très important pour une des principales tâches que nous avons aujourd’hui : démanteler la légitimation culturelle de l’hégémonie des transnationales au sein du système capitaliste, une légitimation grâce à laquelle les politiques publiques sont restées, à tous les niveaux, prisonnières d’une idéologie aux conséquences tragiques, comme si ce qui est bon pour les intérêts privés des transnationales était également bon pour le public et pour la société.
L’initiative actuelle pour un traité contraignant sur les TNC au sein des Nations unies
Quatre-vingt-cinq pays (voir http://www.stopcorporateimpunity.org/?p=3830) ont demandé au Conseil des droits de l’homme de l’ONU de considérer l’adoption d’une résolution concernant un traité obligatoire. Cette initiative s’est heurtée à une opposition généralisée. La plupart des 85 pays sont récepteurs d’investissements, et certains ont peut-être déjà subi des pressions de gouvernements du Nord qui affirment, comme d’habitude, qu’une telle mesure ferait diminuer l’afflux de capitaux.
Néanmoins, l’important est que, pendant plus de 40 ans, les tentatives d’obtenir une réglementation obligatoire n’ont pas eu la pression des mouvements sociaux de base susceptibles de mettre en avant les témoignages des victimes et de réclamer un traité contraignant en tant qu’outil puissant de leur lutte pour la justice. La Campagne mondiale et le Traité des peuples visent à combler cette lacune.
Le Traité des peuples, une alternative des mouvements sociaux
Une des stratégies fondamentales de la Campagne mondiale pour démanteler le pouvoir des entreprises et mettre fin à l’impunité est le Traité des peuples (TP). L’idée de ce traité (voir http://www.stopcorporateimpunity.org/?p=4638) est apparue quand on a compris qu’il était nécessaire d’opposer à l’architecture de l’impunité une utilisation alternative et radicale de la loi et de la justice qui provienne des peuples, en particulier des plus touchés par les crimes des entreprises. Le TP exposera donc la vision politique des mouvements sociaux et des communautés concernées à propos des normes et des principes de la justice, et pour l’adoption d’un système mondial non soumis au pouvoir des transnationales.
La valeur ajoutée de la Campagne et du processus du TP est réside dans son potentiel pour l’éducation populaire et pour que les communautés concernées « s’approprient » la réclamation d’un traité obligatoire. Ce processus pourra être utilisé comme instrument politique, pour montrer qu’un tel traité bénéficie du soutien des peuples et pousser les gouvernements à élaborer un système contraignant destiné à punir les crimes des entreprises et d’obtenir réparation et compensation pour les victimes. Cette campagne est importante aussi parce qu’elle renforcera une revendication plus générale : les gens ne veulent pas se borner à choisir de temps à autre des présidents et des gouvernements qui, une fois élus, adoptent le programme des transnationales ; ils veulent, en plus, participer activement et donner leur avis sur les décisions de leurs gouvernements et sur les décisions internationales qui touchent leurs vies. Si les gouvernements font participer leurs peuples à la prise de décisions et écoutent leurs réclamations, il deviendra possible de mettre fin aux violations systématiques que commettent les sociétés transnationales.
Diana Aguiar Orrico, dianaguiar@gmail.com, Global Campaign to Dismantle Corporate Power, http://www.stopcorporateimpunity.org