L’Amazonie péruvienne et les zones voisines qui s’étendent sur d’autres pays sont habitées par différents peuples ou groupes de peuples en isolement volontaire. Leurs langues ont surtout été classées dans deux familles linguistiques : aruaque et pano. D’autre part, il existe un grand nombre de groupes pas encore identifiés dans la vaste région où se trouvent les sources des fleuves Tahuamanu, Yaco, Chandless, Las Piedras, Mishagua, Inuya, Sepahua et Mapuya, au sud-est. Mais des études récentes indiquent la présence de groupes qui semblent appartenir aux familles linguistiques záparo et waorani à Loreto, près de la frontière avec l’Équateur, et d’autres non identifiés au sud de Madre de Dios, près de la frontière avec la Bolivie.
L’information sur leur existence se base essentiellement sur des témoignages de certains membres de ces mêmes peuples avec qui le contact a été établi récemment, ainsi que des peuples indiens et non-indiens qui vivent près de leurs territoires et les aperçoivent ou tombent sur leurs traces quand ils sortent pêcher ou chasser. Ces vestiges peuvent être des habitations, des restes de feux, des aliments, des vêtements, des ustensiles, des flèches, des chemins tracés, des morceaux de branches pour barrer le passage ou prévenir qu’il est interdit de pénétrer sur leur territoire, des pièges, entre autres. Les autres témoins de leur présence sont les ouvriers des entreprises pétrolières, les bûcherons, les chasseurs, les pêcheurs, les missionnaires, les fonctionnaires de l’État et le personnel chargé de la surveillance des zones naturelles protégées, les anthropologues, les militaires des postes de contrôle aux frontières et les aventuriers.
Des sources historiques et ethnographiques indiquent que plusieurs groupes d’indiens amazoniens se sont retirés dans des zones inhospitalières de leurs territoires ou à proximité après avoir fortement résisté à la présence et aux attaques violentes des gens de l’extérieur, et être décimés ou gravement affectés. Source : « Perú, despojo territorial, conflicto social y exterminio », in : Beatriz Huertas Castillo, Pueblos Indígenas en aislamiento voluntario y contacto inicial, IWGIA, IPES, 2012. www.iwgia.org/iwgia_files_publications_files/0603_aislados_contacto_inicial.pdf
Peuples en isolement, peuples ayant des droits
Dans le cadre juridique international, les droits des peuples indiens isolés sont reconnus, même s’ils ne sont évoqués que depuis quelques années. La Déclaration des Nations Unies sur les Droits des Peuples Autochtones du 13 septembre 2007 leur garantit le droit de « vivre dans la liberté, la paix et la sécurité en tant que peuples distincts » (article 7) et oblige les États à mettre en place des mécanismes efficaces pour prévenir et compenser « tout acte ayant pour but ou pour effet de priver les autochtones de leur intégrité en tant que peuples distincts, ou de leurs valeurs culturelles ou leur identité ethnique » (article 8.2.a) et « toute forme d’assimilation ou d’intégration forcée » (article 8.2.d). Dans le système interaméricain, la Commission Interaméricaine des Droits de l’Homme (CIDH), organisme autonome et indépendant de l’Organisation des États Américains, a abordé le thème des peuples indiens en isolement par le biais de ses différents mécanismes. La CIDH a octroyé deux mesures de précaution pour la protection des peuples indiens en isolement : la mesure de précaution 91-06 sur les peuples indiens Tagaeri et Taromenane de l’Equateur, et la mesure de précaution 262-05 sur les peuples indiens en isolement volontaire de Mashco Piro, Yora et Amahuaca, du Pérou. À la différence des autres sujets de droits, les peuples indiens en isolement ne peuvent, par définition, défendre eux-mêmes leurs droits devant les instances nationales ou internationales. C’est la raison pour laquelle la protection de leur vie et de leur culture est particulièrement importante pour le système interaméricain des droits de l’homme. Les défis et les menaces sont les mêmes : l’invasion progressive, mais persistante, de leurs territoires, l’exploitation légale et illégale des ressources naturelles qui se trouvent sur ces territoires (depuis l’époque du caoutchouc jusqu’au commerce de bois précieux, en passant par les hydrocarbures et les minerais à l’heure actuelle), les maladies, les épidémies et tout ce que cela entraîne. Diffuser des informations sur les peuples en isolement et aider le monde à prendre conscience de leur situation et de leurs droits est un devoir qui nous incombe à tous, défenseurs des droits de l’homme. Beatriz Huertas Castillo, IWGIA, http://www.iwgia.org/iwgia_files_publications_files/0603_aislados_contacto
Peuples en isolement volontaire dans des réserves
Pour connaître la situation des peuples en isolement dans les réserves du Pérou, nous avons donné la parole à Daniel Rodríguez, David Hill et Alejandro Chino Mori. Tous trois nous ont fait part de leur expérience de travail : dans la réserve de Madre de Dios pour D. Rodríguez, dans la réserve Nahua Kugapakori pour D. Hill et dans les réserves Isconahua et Murunahua pour A. Chino Mori.
• Les politiques péruviennes sur les peuples indiens isolés
Daniel Rodríguez, qui a travaillé pour la Federación Nativa del río Madre de Dios y Afluentes (FENAMAD), rappelle l’approbation en 2006 de la loi sur la protection des peuples en isolement ou ‘récemment contactés’. Cette loi a reconnu leurs droits et défini leur vulnérabilité, ainsi que les obligations de protection de l’État. David Hill est membre de l’organisation Forest Peoples Programme et a travaillé comme consultant dans la réserve Nahua Kugapakori. Il mentionne les 5 « réserves territoriales » intangibles créées pour ces peuples et qui totalisent 2,8 millions d’hectares.
Même si ce sont des figures territoriales intéressantes qui ont servi de bases légales au développement de politiques sanitaires spécifiques, la normativité des réserves indiennes revient au mouvement indien, qui s’est battu à grand renfort d’études et de pressions.
De l’avis de David Hill, la politique étatique de protection des peuples isolés est fragile, et l’État se situe à la traîne de la société civile. D’un autre côté, la définition des territoires telle qu’elle apparaît ouvre la voie à l’extraction légale de ressources naturelles sur des territoires de peuples isolés : l’extraction est autorisée en cas d’« intérêt national ». L’ambiguité juridique donne lieu à des contradictions entre l’obligation de protéger les peuples isolés et la promotion de politiques d’extraction et de développement sur leurs territoires (hydrocarbures et méga-projets en Amazonie).
Hill cite comme exemple « le rapport récent du Ministère de la Culture sur l’Évaluation de l’Impact Environnemental (EIA) de l’expansion du projet gazier de Camisea, dans la réserve KugapakoriNahua-Nanti, qui affirmait que l’entreprise pourrait ‘dévaster’ ou ‘exterminer’ trois des peuples indiens de la zone. Ce rapport a disparu de la sphère publique en quelques heures et annulé une semaine plus tard. Pour l’heure, il est en train d’être réécrit. Pendant ce temps, plusieurs fonctionnaires du ministère ont ‘démissionné’. Cela montre combien le gouvernement actuel du Pérou prend ces questions au sérieux ! ». Pour lui, plusieurs groupes d’Indiens isolés sont de moins en moins invisibles dans certains secteurs de l’Amazonie.
Leur proximité est interprétée par certains comme la volonté de sortir de l’isolement et l’intention d’établir le contact. Cela rend les travaux de protection des droits de ces peuples de plus en plus difficiles et montre l’urgence d’augmenter les efforts minimum de contrôle territorial réalisés jusqu’à présent. Alejandro Chino Mori est assistant juridique pour la question des peuples indiens en isolement volontaire de l’organisation régionale Aidesep Ucayali (ORAU) et membre de l’Association Interethnique de Développement de la Jungle Péruvienne (AIDESEP). Il considère qu’au Pérou « il n’existe pas encore de politique clairement définie par l’État, et plus spécifiquement par les gouvernements, en faveur des peuples indiens en situation d’isolement volontaire ni de ceux ayant récemment établi le contact. La lutte constante de notre organisation indienne AIDESEP et ses bases régionales, comme l’ORAU, a réussi à ce que les droits collectifs et individuels de ces peuples soient au moins respectées d’une manière ou d’une autre, même s’ils ne sont pas encore garantis et vulnérables ».
• Nombre de groupes de peuples en isolement
Les spécialistes internationaux s’accordaient sur le nombre approximatif de 20 groupes en 2005. Actuellement, on parle de 15 à 20 groupes pour un total d’environ 1 000 personnes de plusieurs familles linguistiques (surtout pano et aruaque, mais aussi zaparo, waorani et d’autres méconnues). Beaucoup de membres de certains groupes ont noué des liens avec la société péruvienne, mais d’autres ont choisi de ne pas établir de contact, comme les Matsigenkas, les Asháninkas et les Cacataibos. Certains de ces peuples sont dans les zones nord et centre du Pérou, mais la plupart se trouvent dans le sud-est. Alejandro Chino Mori cite les peuples identifiés dans les réserves suivantes : les Mashco-piros, les Mastanahuas et les Chitonahuas dans la réserve de Mashco Piro ; les Chitonahuas et les Mashcopiros dans la réserve de Murunahuas, les Isconahuas et les Remos dans la réserve d’Isconahua.
• Les réserves existantes sont-elles suffisantes ?
David Hill est catégorique : « Absolument pas. Comme je l’ai déjà dit, les 5 réserves existantes n’ont jamais été correctement protégées et ne couvrent même pas toutes les zones habitées par les peuples isolés. La réserve Madre de Dios en est un exemple.
Dans la pratique, elles signifient peu ou rien. De plus, il y a les 5 réserves proposées qui n’ont pas encore été établies, et les peuples indiens en isolement volontaire qui vivent dans des zones où il n’y a ni réserve ni proposition de réserve ». Alejandro Chino Mori pense aussi que les réserves existantes ne sont pas suffisantes pour les peuples en isolement, « d’autant que leurs territoires ancestraux vont au-delà de ce qui est délimité pour une raison toute simple : pour eux, il n’existe ni limite ni frontière dans leurs déplacements ou trajets ».
Et Daniel Rodríguez d’ajouter : « La relation avec les territoires est dynamique et fluide. La création de réserves avec des limites fixes n’est pas adaptée à la logique de ces peuples, encore moins s’ils sont sujets à des pressions variables et à des changements écologiques et climatiques ».
• Situation des peuples en isolement qui ne sont pas dans des réserves
Même si les situations varient beaucoup pour les peuples en isolement en dehors des réserves comme à l’intérieur, Daniel Rodríguez estime que les deux cas de figure ne diffèrent pas tant que ça dans la mesure où la protection dans les réserves est loin d’être à la hauteur. Théoriquement, leur présence dans un parc national change la donne puisqu’il existe plus de moyens pour contrôler le rapprochement des personnes et prévenir une prise de contact ; néanmoins, ces zones sont aussi ouvertes à des activités comme le tourisme ou la recherche scientifique, qui limitent l’exercice des droits de ces peuples. Alejandro Chino Mori : « Pour les peuples qui ne sont pas dans des réserves, l’AIDESEP a fait des propositions formelles à l’État pour qu’ils soient reconnus ».
• Les réserves en cours de création
Il y a plusieurs années, les organisations indiennes ont proposé, avec le soutien d’autres organisations sociales, la création de 5 réserves en plus de celles qui existent déjà. Alejandro Chino Mori : « La Commission Multisectorielle, créée par la Loi 28736, est chargée d’examiner les réserves en cours de création qui font déjà l’objet d’un avis technique favorable. La commission doit l’approuver et le renvoyer à la présidence du Conseil des Ministres qui devra l’approuver à son tour ». David Hill : « Dans une lettre adressée à l’AIDESEP au début de cette année, le Ministère de la Culture a fait part de son soutien pour les 5 réserves proposées. Ces propositions devaient être discutées par une commission intergouvernementale à Lima en août, mais la réunion a été reportée au mois prochain. On ne sait pas ce que cela va donner. Depuis les démissions au Ministère suite à l’EIA du « Bloc 88 », le personnel y est très différent. Mais tout ce processus, qui dure depuis des années et a été actionné par la société civile, et en particulier par les organisations indiennes, est vraiment très embarrassant pour le gouvernement péruvien. Ou du moins devrait l’être. Une fois de plus, cela montre très clairement combien le gouvernement se soucie peu des peuples indiens en isolement volontaire, autrement dit des droits de certains des citoyens les plus vulnérables du pays ».
• Le consentement préalable éclairé et les peuples isolés
Les directives de l’ONU sur la protection des peuples isolés reconnaissent l’isolement comme une manifestation de volonté politique. Par conséquent, le droit de ne pas participer doit être respecté comme tel – une position renforcée si l’on considère la vulnérabilité immunologique bien connue de ces peuples. Le Pérou a obligation de le respecter au regard du droit international et de l’interprétation de la Cour Interaméricaine sur les Droits de l’Homme de la Convention Américaine sur les Droits de l’Homme, qu’il a signé en 1978. David Hill : « Cela veut dire – ou plutôt, devrait dire – que le Pérou ne peut accorder des concessions à des compagnies pétrolières et gazières, ni à aucune autre, dans des régions où il y a des peuples isolés. Évidemment non. Ce sont des peuples isolés ! Ils sont en ‘isolement volontaire’. Ils n’ont pas de contact avec l’État, donc celui-ci n’a pas pu obtenir leur consentement. Cela dit, le risque est que ce concept soit manipulé et que l’on tente ou que l’on fabrique un contact avec les peuples isolés, juste pour obéir à la loi et/ou faire comme si le consentement avait été donné. Cela serait non seulement contraire au consentement libre, préalable et éclairé (comment ces personnes pourraient-elles être réellement ‘informées’ des opérations d’extraction pétrolière ou gazière sur leurs territoires ?), mais aussi catastrophique, comme je l’ai déjà expliqué. En tant que peuples indiens, ils ont aussi le droit à l’autodétermination, reconnue par les lois internationales. Cela veut dire qu’ils ont le droit de vivre comme ils l’entendent, dans ce cas en « isolement volontaire ». Le gouvernement péruvien doit respecter cela, et s’il le fait il donnera un exemple progressiste de droits de l’homme aux autres pays où il y a aussi des peuples isolés ». Daniel Rodríguez : « Il faut prendre des décisions en fonction de chaque situation spécifique, à l’exemple du groupe Mashco-Piro de la région du cours supérieur du fleuve Madre de Dios [Alto Madre de Dios] qui, depuis mai 2011, est devenu chaque fois plus visible et a donné des signes de vouloir communiquer avec les autres. Même si on ne peut nier la possibilité de l’échange dialectique dans ce cas, il faut réfléchir sur la forme et les conditions d’un processus de dialogue. Ce processus de définition de stratégies consensuelles de relation n’a pas encore officiellement démarré, pourtant il est nécessaire dans plusieurs secteurs ».
• Les nouvelles technologies de cartographie (Google Earth, GPS) : bénéfiques ou sources de menace pour les peuples isolés ?
Pour Alejandro Chino Mori, les nouvelles technologies en tant qu’outils de travail permettent d’obtenir des données plus précises sur les espaces territoriaux où vivent les peuples isolés, de connaître les endroits exacts de leur localisation ou de trouver des indices de leurs existence. Daniel Rodríguez : « C’est un point fondamental. Les images des peuples isolés et leur localisation sont des informations de plus en plus fréquentes dans les médias. Politiquement, ces matériels remplissent un rôle très important vu qu’au Pérou certains secteurs du gouvernement ont à plusieurs reprises publiquement questionné l’existence de ces peuples. La lutte pour les droits de ces peuples s’est en grande partie centrée sur le fait de les montrer nationalement et mondialement. Le cas le plus évident a été la diffusion par la Fondation brésilienne de l’Indien (Funai) de photos aériennes d’un groupe à la frontière entre le Pérou et le Brésil, en 2008. Il faut aussi réfléchir sur l’utilisation des images : l’exposition publique et répétée d’un groupe dans les médias peut risquer d’entraîner chez les autres l’envie d’aller à leur rencontre. Et il y a aussi la question éthique vis-à-vis de leur image. Dans le cas concret du groupe Mashco-Piro de l’Alto Madre de Dios, cette exposition n’a pas été synonyme de changements significatifs sur le plan des politiques publiques de protection ».
La situation dans la réserve de Madre de Dios – Entretien avec Daniel Rodríguez –
• Quelles sont les caractéristiques de la réserve de Madre de Dios et sa relation avec les peuples indiens en isolement volontaire ?
La réserve de Madre de Dios a été une solution pour la protection territoriale de peuples isolés au nord de cette zone, adoptée pendant une période politiquement et économiquement tumultueuse sur le plan régional. Un accord a été trouvé pour délimiter la zone sans prendre en compte les données existantes sur la territorialité des peuples isolés, de sorte que la limite Est qui sépare la réserve de la zone de concessions forestières est artificielle. La présence de groupes isolés en dehors de la réserve est un problème qui s'accentue depuis quelques années et constitue une problématique complexe parce que les territoires utilisés par ces peuples se superposent aux droits d'autres peuples indiens installés là. D'un autre côté, la réserve est un paradigme du modèle de protection des droits au Pérou, avec surtout l'absence notoire et soutenue de l'État et le rôle prédominant de la société civile – en particulier de l'organisation indienne régionale FENAMAD – dans l'implantation de politiques de protection. La FENAMAD a exercé le rôle d'un catalyseur dans la création de la zone en 2002, et elle continue son travail de protection territoriale et d'alerte en lien avec les communautés indiennes voisines, en particulier dans le bassin du fleuve Las Piedras. Ces dernières années, l'État via son organisme en charge de la coordination des politiques de protection des groupes isolés, l'INDEPA, a fait part de son intérêt à assumer la protection de la réserve. Mais ces initiatives sont essentiellement déclaratives et n'ont pas donné de résultats pratiques. Pire, la tendance est de ne pas reconnaître les travaux et le rôle des organisations indiennes et de leurs communautés. C'est la raison pour laquelle les conflits se sont accentués entre les organisations indiennes et l'État à propos de la légitimité de la représentation des intérêts des peuples isolés.
• Quelles sont les menaces qui pèsent sur les peuples indiens en isolement volontaire dans ces régions et quelles sont les tendances ?
Les menaces sont les mêmes que celles qui sont apparues au moment de la création des réserves, ou en existe-t-il d'autres ? Il y a eu des changements importants dans la réserve territoriale. La nature des menaces n'est pas aussi visible qu'au moment de sa création et des années qui ont suivi, c'est-à-dire qu'il n'y a pas de présence massive de bûcherons illégaux à l'intérieur – même s'il y a des zones d'extraction illégale. Les activités liées au commerce du bois se sont en grande partie officialisées et se développent autour de la réserve. Ces grandes entreprises travaillent sur des territoires qui ont des limites directes avec la réserve et sont occupées par des groupes isolés. Plusieurs d'entre elles disent vouloir contribuer à la protection de la réserve, mais nous avons des informations qui montrent qu'elles continuent à extraire du bois des zones de leur concession où a été enregistrée la présence de groupes isolés. Et en faisant cela, elles mettent la vie des travailleurs et des Indiens en danger. Cette situation est complexe. Ils ont des droits octroyés par l'État, mais il faut savoir que le processus d'octroi de ces concessions dans la création de la réserve a été le fruit d'une négociation politique et non d'une décision prise sur la base des données territoriales existantes. D'un autre côté, il existe une série de questions qui ne sont pas tangibles et qui affectent les peuples isolés, comme la relation complexe entre ces peuples et leurs voisins, ou encore les changements climatiques et écologiques. Dans le cas des Mashco-Piros, ils se déplacent sur des territoires très vastes en fonction des ressources qui apparaissent dans des lieux précis ; ils vont par exemple près des cours d'eau pendant les périodes sèches pout ramasser des œufs de tortue ou d'autres animaux. Pendant les grandes sécheresses qui prolongent les étés et assèchent les cours d'eau, ils restent plus longtemps au bord de l'eau au lieu de retourner dans les zones plus élevées. Du coup, plusieurs rencontres sont possibles à proximité des plages, avec les conséquences que l'on connaît. Les changements du climat modifient aussi les dynamiques de la chasse. Il ne fait aucun doute que les projets de développement dans des zones voisines ont de sérieuses conséquences sur la mobilité des peuples isolés, et que le passage de personnes par la réserve est devenu visible, y compris pour le trafic de drogues.
Situation de la réserve Nahua Kugapakori – Entretien avec David Hill –
• Quelles sont les caractéristiques de la réserve Nahua Kugapakori et sa relation avec les peuples indiens en isolement volontaire ?
Cette réserve a été créée en 1990. En 2003, elle a obtenu une protection légale plus importante par le biais d'un décret présidentiel ; à l'occasion elle a inclus dans son nom, en plus des Kugapakoris et des Nahuas, les Nantis et les « autres ». Elle s'étend sur plus de 450 000 hectares et se situe entre le fleuve Urubamba, l'un des principaux affluents de l'Amazonas, et le parc national de Manu, décrit par l'UNESCO comme le lieu abritant la plus grande biodiversité de la planète. Malheureusement, comme les 4 autres réserves elle n'a jamais été correctement protégée. La situation est d'ailleurs tragiquement ironique : cette réserve a la « meilleure » protection légale de toutes les réserves existantes, possède encore quelques postes de contrôle et est financée par le gouvernement, mais dans la pratique c'est la moins protégée. En 2000, le gouvernement péruvien a signé un contrat avec le consortium de Camisea pour une concession appelée « Bloc 88 » – 75 % de ce lot se trouve sur la réserve et la traverse sur presque toute la moitié. Depuis, Pluspetrol perfore et pompe le sol en quête de gaz. Comme elle prévoit désormais d'étendre ses opérations dans la réserve plus au nord, à l'est et au sud, plusieurs organisations ont alerté les Nations Unies en janvier dernier : l'organisation indienne nationale AIDESEP, les organisations indiennes régionales COMARU et ORAU, ainsi que Forest Peoples Programme, pour lequel je travaille comme consultant. Ces plans d'expansion incluent la perforation de puits et la réalisation de tests sismiques 2D et 3D dans des zones utilisées par les peuples indiens en isolement volontaire, comme par exemple au sud-est et au nord-est du Bloc 88, aux sources des fleuves Cashiriari et Serjali. La compagnie Pluspetrol le reconnaît ouvertement dans son Évaluation de l'Impact Environnemental (EIA). Elle affirme que les peuples indiens en isolement volontaire sont très vulnérables, que le contact est « probable » et qu'il peut provoquer des « morts en masse ». En réalité, l'IEA reconnaît que les opérations de Pluspetrol en 2002 et 2003 ont occasionné un contact forcé avec certains Matsigenkas en « isolement volontaire ». D'autre part, elle cite l'anthropologue Beatriz Huertas Castillo, qui indique que le projet Camisea a aussi forcé le contact avec certains Nantis. • Quelles sont les menaces qui pèsent sur les peuples indiens en isolement volontaire dans ces régions et quelles sont les tendances ? Les menaces sont les mêmes que celles qui sont apparues au moment de la création des réserve, ou en existe-t-il d'autres ? La recherche de pétrole est une des plus grandes menaces. Perenco, Repsol et Subandean exploitent les Blocs 67, 39 et 121, au nord du Pérou, près de la frontière avec l'Équateur. Pacific Rubiales est sur le Bloc 137, également au nord du pays, près de la frontière avec le Brésil. Toutes ces concessions se superposent aux zones habitées par les réserves des peuples indiens en isolement volontaire et par les réserves proposées. Les opérations en sont à des stades différents, donc les menaces sont variées. Perenco travaille sur des gisements qui ont été déclarés commercialement viables en décembre 2006, et elle avait l'intention de commencer à pomper d'ici juillet. Le type d'infrastructure nécessaire (plates-formes, puits et avec le temps un gazoduc) montre que l'entreprise prétend rester là, sur le territoire des peuples indiens en isolement volontaire. D'un autre côté, Repsol a annoncé une série de découvertes depuis 2005, mais continue d'exploiter en perforant des puits et en réalisant d'autres tests sismiques. Quant à Pacific Rubiales, elle a commencé ses tests sismiques très récemment. Certes, la réalisation de ces tests ne signifie pas que l'entreprise va rester sur une zone autant de temps que si elle découvrait des réservoirs à exploiter, mais comme l'a reconnu la Defensoria Popular du Pérou, la phase d'exploration et celle qui a le plus de chances de générer des contacts à cause de la manière dont les équipes sismiques se déplacent. Comme je l'ai déjà dit plusieurs fois, tout type de contact – et je dis bien TOUT TYPE – entre les peuples indiens en isolement volontaire et les travailleurs des entreprises peut être catastrophique à cause du manque de défenses immunologiques de ces peuples ; de simples grippes ou rhumes peuvent facilement les tuer. Sans parler de ce qui arrive quand il y a des fuites de pétrole. Il suffit de regarder le fleuve Corrientes, au nord du Pérou, pour voir combien cela peut être dévastateur. Le gaz est une autre grande menace. Mais pas seulement sur le Bloc 88. Il n'est pas exclu que le gouvernement établisse une autre concession sur le « Bloc Fitzcarrald », qui se trouve juste à l'est du Bloc 88 et à l'extrême ouest du parc national de Manu, et diviserait complètement la Réserve KugapakoriNahua-Nanti en deux. Le ministre de l'énergie du Pérou a minimisé l'importance du Bloc Fitzcarrald lors d'une audience au Congrès du Pérou en avril dernier, et ce après un intérêt considérable de la presse et d'opposants de la société civile. Certaines personnes semblent penser qu'il ne s'agit que d'un mythe ou d'un fantasme, mais la menace demeure. Cela ne fait aucun doute.
• Il y a d'autres menaces ?
Absolument. Les réserves ont déjà été envahies plusieurs fois par les exploitants forestiers ; mais il y a aussi les missionnaires chrétiens, les trafiquants de drogue, les touristes occasionnels et même des cinéastes en quête de thèmes exotiques. Les missionnaires peuvent être particulièrement dangereux parce qu'ils veulent réellement établir le contact avec les peuples indiens en isolement volontaire. Pour les forestiers, les trafiquants de drogue, les compagnies de pétrole et de gaz, etc., ces peuples ne sont que des inconvénients, une menace potentielle pour leur vie ou, pour ces compagnies, un problème potentiel de relations publiques. Les exploitants forestiers peuvent aussi être spécialement dangereux. Malgré les efforts pour contrôler l'extraction de bois en établissant des concessions, plusieurs d'entre elles se trouvent sur les territoires non protégés des peuples indiens en isolement volontaire ; parallèlement, l'extraction illégale réalisée en dehors de ces concessions augmente beaucoup dans les zones plus reculées, là où il y a encore des bois précieux. Bien sûr, tout cela est complètement dérégulé, et les exploitants forestiers, au contraire des entreprises de pétrole et de gaz, portent très souvent des armes. Moi-même je les ai vus, armés, remontant le fleuve en bateau dans l'une des réserves, avec personne pour les arrêter. Parfois il y a des comptes rendus de bagarres et des bûcherons sont blessés ou même tués par les peuples indiens en isolement volontaire. Par contre on n'entend jamais parler du nombre d'Indiens morts dans ces conflits.
• Les menaces sont les mêmes que celles qui sont apparues au moment de la création des réserves, ou en existe-t-il d'autres ?
Je crois que la plupart des menaces sont toujours les mêmes. Mais si 10 ans auparavant la menace principale venaient des exploitants forestiers, aujourd'hui elle vient d'abord du pétrole et du gaz. Les estimations varient, mais le pourcentage de l'Amazonie péruvienne actuellement occupée par des concessions de pétrole et de gaz est très élevé. Il suffit de regarder une carte ! Cela étant dit, il existe une nouvelle menace qui est, sur le long terme, potentiellement plus grave que toutes les autres. Vous vous souvenez de la loi de 2006 que j'ai mentionné auparavant ? Cette loi a notamment créé une nouvelle catégorie juridique pour les peuples indiens en isolement volontaire, ladite « Réserve Indienne ». D'après l'article 5. C. de cette loi, les ressources naturelles peuvent être exploitées si elles sont considérées comme étant de « nécessité publique ». C'est une grave affirmation, qui finit par faire du reste de la loi une énigme. Maintenant, un plan est en cours pour transformer les cinq « réserves territoriales » en « réserves indiennes», donc pour les faire passer de supposées « intangibles » à « tangibles ». Exploitables. Cela ne veut malheureusement pas dire que cette « intangibilité » ait beaucoup de sens dans le cas de la Réserve Kugapakori-Nahua-Nanti !