Les ONG de conservation établissent de plus en plus de partenariats avec des entreprises qui sont en fait les principaux facteurs des catastrophes environnementales et sociales. Elles présentent les entreprises partenaires comme des participants volontaires, soucieux de trouver des « solutions ». Mais quelles solutions cherchent-elles ? Et des solutions pour qui ?
Il est courant de voir des publicités et des brochures de campagne portant le logo d’une ONG internationale de protection de la nature, comme le WWF ou Conservation International, associé à celui d’une société telle que Coca Cola, Shell ou Rio Tinto. Mais, comment des organisations reconnues dans le monde entier comme des défenseurs vigilants de la protection de l’environnement, peuvent-elles conclure une alliance avec des acteurs qui détruisent et polluent ce même environnement ? Cela soulève en fait une autre question cruciale : Quels types de « solutions » les ONG de conservation et leurs entreprises partenaires visent-elles à atteindre et pour qui ?
Il est très révélateur que les sièges de ces groupes de protection de la nature, tout comme ceux de leurs entreprises partenaires, soient généralement situés dans des grands centres urbains des pays du Nord. Pourquoi ont-elles la légitimité de décider comment et qui devrait le mieux préserver une zone forestière spécifique ou une espèce particulière ? Que fait-on des connaissances des groupes locaux ? Et surtout, qu’en est-il des communautés qui ont coexisté avec ces forêts et les ont protégées pendant d’innombrables générations ?
Protéger les forêts contre qui ?
Les aires protégées ou de conservation ont été créées selon une philosophie née dans un pays du Nord, aux États-Unis, à la fin des années 1800, qui a conduit à la création de parcs nationaux dans le monde entier afin de préserver des zones de « nature sauvage », principalement pour une chasse réservée à l’élite et le plaisir de la beauté des paysages. Cette idée de « nature sauvage » de carte postale ne prenait en compte aucune présence humaine, même pas celle des groupes traditionnels ou autochtones. Les parcs nationaux de Yellowstone (1872) et Yosemite (1890) aux États-Unis, qui se sont accompagnés de l’éviction des populations autochtones, ont établi le modèle de conservation appliqué dans le monde entier.
En défendant et en aidant à la création de tels parcs, les ONG de conservation ont renforcé l’hypothèse raciste et coloniale selon laquelle la « nature », entendue comme une « étendue sauvage » intacte ou vierge, est et devrait être dépourvue de toute activité humaine susceptible de la modifier ou de l’impacter. Ces ONG ont également contribué à présenter les groupes locaux comme des envahisseurs indisciplinés, des « braconniers » et des « intrus ». (1)
Les populations tributaires des forêts qui vivent dans et autour des parcs nationaux sont en conséquence expulsées ou leurs moyens de subsistance et leurs cultures sont sévèrement et violemment restreints. La chasse, la pêche ou la récolte permettant d’assurer leur subsistance sont généralement interdites dans ces régions. Les populations forestières sont régulièrement tenues pour responsables de la déforestation ou/et accusées de « braconnage » parce qu’elles chassent pour se nourrir. C’est une façon commode de justifier les expulsions effectuées au nom de la conservation. Leurs membres sont confrontés au risque d’être arrêtés, passés à tabac, torturés ou même tués. (2) Paradoxalement, les scientifiques occidentaux, les ONG, les gardes forestiers, les forces militaires, les « écogardes », les brigades anti-braconnage, les philanthropes, les touristes amateurs de safaris, les visiteurs et de nombreux autres « experts » sont largement autorisés à l’intérieur de ces zones. Dans certains cas, les chasseurs qui payent des permis de tuer, issus de l’élite, sont même encouragés à venir. Les chasseurs de safari, cependant, qui sont pour la plupart riches et blancs, ne sont bien sûr jamais appelés braconniers. Les pratiques de conservation ont en fait renforcé la division raciste de l’accès aux forêts et ont prolongé l’imposition d’idées et de modèles coloniaux aux peuples des forêts. Les ONG de conservation sont au cœur de ces processus.
Lorsque des terres des autochtones baka au Cameroun leur ont été volées pour la création d’« aires protégées », le WWF a joué un rôle clé dans le découpage du territoire, qui prévoyait des concessions de chasse en safari, des zones d’exploitation forestière et des parcs nationaux. Depuis 2000, le WWF finance des brigades de lutte contre le braconnage qui maltraitent principalement les populations autochtones, alors que le véritable problème, le braconnage à des fins commerciales, n’est généralement pas réglé. Le WWF est également intervenu en tant que consultant auprès de la société forestière qui opère dans les forêts des Baka. (3)
Pour faire respecter certains objectifs de conservation, les ONG de conservation utilisent souvent des services de type militaire pour protéger les parcs nationaux qu’elles gèrent au nom des gouvernements, une pratique souvent qualifiée de « militarisme vert ». Le WWF, par exemple, s’est tourné vers la Maisha Consulting Company, une société militaire privée, pour assurer des opérations de sécurité. Cette société assure une formation militaire auprès des brigades anti-braconnage dans le parc national de la Garamba, en RDC, et a fourni des conseils de sécurité et installé un réseau de caméras de surveillance à distance dans le parc national de Dzangha-Sangha, en République centrafricaine. (4)
Ironiquement, des projets autorisés, concernant par exemple l’exploitation minière, pétrolière ou gazière, entourent de nombreux parcs nationaux ou même empiètent sur leur territoire. D’autres parcs sont situés le long de plantations industrielles en monoculture, de concessions forestières ou de projets d’infrastructures de grande ampleur. Mais cela ne semble pas être suffisant pour que les ONG de conservation ciblent ces entreprises dans leurs efforts de conservation. C’est plutôt l’inverse.
Partenaires dans le crime
La multinationale pétrolière et gazière américaine ExxonMobil a effectué des forages dans la zone d’exploration de Stabroek au large du Guyana depuis 2015. Des découvertes récentes ont conduit la société à estimer que les réserves de pétrole de Stabroek pourraient valoir plus de 200 milliards de dollars. (5) Bien entendu, la société ne fait pas de publicité sur les nombreux impacts de ces activités sur la diversité marine, les forêts de mangroves et les communautés de pêcheurs, sans parler de son énorme contribution au changement climatique et à la pollution locale.
Malgré cela, en août 2018, l’ONG Conservation International en Guyana a accepté une subvention de 10 millions de dollars de la Fondation ExxonMobil. Les objectifs déclarés sont de renforcer les opportunités d’emplois durables, de développer les initiatives de conservation soutenues par la communauté, d’élargir les zones de conservation dans les zones humides de Rupununi, d’offrir de l’aide pour la restauration de la mangrove et d’aider à l’amélioration de la pêche communautaire, secteur que le gouvernement de Guyana a jugé essentiel pour le bien-être de la population guyanaise. (6)
Mais quel est le véritable objectif de ce financement de grande ampleur fourni par une société de combustibles fossiles à une ONG internationale de conservation ? Cet « investissement » (comme la société aime à le qualifier) vise à générer un certain bénéfice pour l’entreprise. Et rien de tel qu’une campagne internationale de relations publiques dirigée par une ONG de conservation bien connue pour tenter de « verdir » ce qui est en fait la cause la plus importante et la plus indéniable du changement climatique : l’extraction de combustibles fossiles.
Sans surprise, ce conflit d’intérêts indéniable n’est pas un cas isolé. Conservation International a également des partenariats avec des sociétés comme Chevron, Monsanto, Nissan, Walmart et bien d’autres (7). Et cette ONG n’est pas la seule dans ce cas.
En 2007, le WWF a accepté 20 millions de dollars de la société Coca-Cola, malgré les accusations sérieuses portées à son encontre concernant l’épuisement de sources d’eau locales dans le monde entier. Cet « investissement » offrait un autre exemple de stratégie de verdissement. (8) Le WWF a également établi un partenariat avec le fabricant de meubles IKEA, malgré le développement de ses activités d’exploitation forestière (9), ainsi qu’avec la Toyota Motor Company, le distributeur de vêtements H&M, l’institution financière HSBC, la société de pâtes et papiers Mondi, entre autres. The Nature Conservancy, une autre ONG de défense de la nature, a également des partenaires tels que la société minière BHP, la société agroalimentaire Cargill, le géant pétrolier Shell, Pepsi et Walt Disney.
De plus, les conseils d’administration de ces organisations, dont les membres sont censés fournir des conseils et des orientations pour leur travail, illustrent un conflit d’intérêts flagrant. Le conseil d’administration de The Nature Conservancy, par exemple, compte dans ses rangs de nombreuses personnalités du monde de l’entreprise, notamment des représentants des sociétés financières JP Morgan Chase et Blackstone Group, de la multinationale Dow Chemical Company, du conglomérat de commerce électronique Alibaba Group et bien d’autres. (10) Et la liste se poursuit de la même manière.
Des ONG ou des entreprises ?
L’aspect essentiel, c’est que les grandes entreprises peuvent fournir d’importantes sommes d’argent à ces ONG de conservation. Cependant, dans le même temps, ces ONG sont progressivement devenues des participants actifs au marché financier, qui est lié à la logique d’accumulation du capital, qui dépend elle-même des combustibles fossiles. (11) Certaines des plus grandes ONG de conservation investissent directement dans des entreprises de combustibles fossiles.
Comme l’explique l’auteur Naomi Klein : «Il s’avère maintenant que certains groupes environnementalistes sont littéralement des propriétaires partiels de l’industrie qui provoque la crise qu’ils sont censés essayer de résoudre. Et ces groupes environnementalistes sont amenés à manipuler des sommes considérables. » (12) The Nature Conservancy, comme l’a découvert N. Klein, détient 1,4 milliard de dollars sur le marché financier américain et la Wildlife Conservation Society dispose de 377 millions de dollars dans son fonds de dotation, tandis que le fonds de dotation du WWF aux États-Unis s’élève à 195 millions de dollars.
Ces sommes importantes servent également à couvrir les énormes salaires de leurs dirigeants. Les recherches menées par la journaliste canadienne Donna Laframboise ont permis d’établir qu’en 2012, Carter Roberts, directeur de la branche américaine du WWF, avait touché un salaire de 455 147 dollars en 2009. En comparaison, le président des États-Unis a un salaire de base de 400 000 dollars. En d’autres termes, le responsable de la section américaine du WWF gagne plus d’argent que le président américain. (13)
La conclusion de partenariats avec des entreprises par des ONG de conservation a eu pour conséquence directe leur volonté manifeste et la quantité d’efforts qu’elles ont déployés en faveur de choix favorables au marché et orientés par les consommateurs. Ce n’est pas un hasard si les plus grandes ONG de conservation qui investissent dans des entreprises de combustibles fossiles comptent également parmi les plus grands promoteurs des politiques liées au carbone forestier, telles que REDD+ : The Nature Conservancy, Conservation International, le WWF et la Wildlife Conservation Society. (14)
De toute évidence, la promotion de programmes et de politiques alignés sur les intérêts et les activités des entreprises est un bon moyen de maintenir la croissance de leur financement, de leurs projets et de leurs investissements. Le « Projet de plantations de nouvelle génération », dirigé et coordonné par le WWF, en offre un exemple.
Les participants au projet sont des sociétés de plantations en monoculture bien connues, notamment Mondi (Afrique du Sud), Stora Enso (Finlande-Suède), UPM (Finlande), Forestal Arauco (Chili), Kimberly Clark (États-Unis), Suzano (Brésil), The Navigator Company (Portugal), The New Forests Company (Maurice) et CMPC (Chili). Ces sociétés ont souvent fait l’objet par le passé de dénonciations par les communautés locales mais le WWF a choisi de les ignorer. Au contraire, le Projet favorise l’expansion des monocultures d’arbres et aide à l’écoblanchiment des conséquences destructrices bien documentées des activités de ces entreprises. Dans le même temps, le projet légitime la définition trompeuse de la forêt donnée par la FAO, qui inclut les plantations d’arbres en monoculture. (15) Pendant ce temps, les consommateurs sont trompés par ces types de programmes (ainsi que de nombreux autres systèmes de certification) gérés et promus par des ONG de conservation. En donnant à ces activités destructrices la possibilité de « verdir » leur image, les sociétés peuvent poursuivre et développer leurs activités – et leurs bénéfices.
Il semble que les projets de conservation et de développement (méga-barrages, mines, extraction de combustibles fossiles, monocultures industrielles, etc.) soient, d’une certaine manière, les deux faces d’une même médaille. On a en effet la conservation d’un côté et, de l’autre, des mesures autoritaires sur des territoires communaux, déterminées par des forces extérieures, et principalement imposées de manière violente. Loin de protéger les forêts, les ONG de conservation sont devenues une industrie qui légitime l’expansion de politiques économiques destructrices.
Joanna Cabello, joanna@wrm.org.uy
Membre du secrétariat international du WRM
(1) Voir, par exemple, le documentaire « Conservation’s Dirty Secrets », Oliver Steeds, 2014
(2) Voir, par exemple : Les zones protégées du sud-est du Cameroun ont progressivement privé les « pygmées » Baka de l’accès à leurs terres ancestrales. Ils sont régulièrement harcelés, arrêtés et même torturés par des agents de protection de la faune et les soldats qui les accompagnent. Le gouvernement camerounais s’appuie sur de puissantes organisations de conservation, notamment le WWF, pour équiper ses brigades anti-braconnage. Lisez plus de détails sur cette affaire et d’autres et signez une pétition ici.
(3) Survival International, A history of land theft. Southwest Cameroon.
(4) Duffy Rosaleen, War by Conservation, octobre 2014 et
Survival International, The two Faces of Conservation, 2015
(5) REDD-Monitor, ExxonMobil strikes US$200 billion offshore oil reserves in Guyana. Gives US$10 million to Conservation International, August 2018
(6) Conservation International, ExxonMobil Foundation invests US10 million in Guyana for Research, Sustainable Employment and Conservation, February 2018
(7) Voir toutes les entreprises partenaires ici.
(8) The Verge, Coke claims to give back as much water as it uses. An investigation shows it isn’t even close.
(9) EJ-Atlas, Excessive forest logging Lithuania, août 2018
(10) Voir toutes les entreprises partenaires ici. Et le conseil d’administration ici.
(11) Adams, W. Sleeping with the enemy, Journal of Political Ecology, vol. 24, 2017 252
(12) Klein, Naomi, « Why aren’t environmental groups divesting from fossil fuels ? », The Nation, 2013
(13) https://nofrakkingconsensus.
(14) https://redd-monitor.org/2013/
(15) No to the WWF New Generations Plantations Project (Non au projet de plantations de nouvelle génération du WWF), RECOMA