PODCAST - Indonésie : les femmes Dayak défendent la forêt de Tambun Bungai

Image
B272-podcast


« Haga Lewun keton, petak danom, ela sampai tempun petak nana sare » (langue Dayak - « Prenez soin de votre foyer. Ne laissez personne vous forcer à cultiver à la lisière de la forêt, car c'est vous qui êtes propriétaires de la terre » (1).

Tambun Bungai est le nom d'un guerrier de l'ancien royaume de la tribu Dayak Ngaju, le royaume Tanjung Pematang Sawang. Le peuple Dayak avait l'habitude d'appeler le Kalimantan central « Tambun Bungai ». Avant que les investisseurs n'arrivent et ne commencent à prendre le contrôle de Tambun Bungai avec leurs équipements lourds, les Dayak du Kalimantan central – en particulier les communautés de Mantangai Hulu, Kalumpang et Sei Ahas – étaient autosuffisants et vivaient dans la prospérité. Les récoltes de leurs champs et de leurs potagers étaient abondantes – plus que suffisantes pour assurer leurs besoins alimentaires d'une saison à l'autre. Ils produisaient notamment plusieurs excellentes variétés de riz locales, parmi lesquelles : Garagai, Siyam, Indu Sangumang, Red Boras, Bariwit, Kawung, Baputi, Manyahi, Jambu Bahandang, Tampurihat, Luwaw kantor, Hamuntai Bahenda et Nampui. Les légumes étaient également abondants dans leur forêt. Les rivières étaient aussi très poissonneuses. Le caoutchouc, le rotin et d'autres produits forestiers contribuaient à leur prospérité et à leur bien-être.

Les problèmes de ces communautés Dayak ont commencé en 1995 suite à deux décisions présidentielles : l'une était une réglementation relative à la situation de la sécurité alimentaire en Indonésie, et l'autre un décret sur le développement des tourbières pour l'agriculture vivrière dans le Kalimantan central (décret n° 82/1995). Ce dernier a été pris par le ministre de la Transmigration de l'époque, Siswono Yudo Husodo. À l'époque, l'Indonésie vivait sous le régime dit de l'Ordre nouveau du président Suharto. L'ambition du gouvernement d'atteindre l'autosuffisance en riz dans le pays a entraîné la transmigration de populations vers les zones de tourbières à des fins de production alimentaire. Le projet de défrichement des tourbières (Peatland Clearing Project, PLG) a entraîné le défrichement d’au moins un million d'hectares de tourbières et de marécages et les a ouverts à la culture du riz. Pour créer les conditions nécessaires à ce projet, des canaux ont été construits dans les forêts de tourbières du Kalimantan central. Le projet a toutefois échoué, car les tourbières ne conviennent pas à la culture de variétés de riz hybrides.

L'administration du président Jokowi - dont le mandat a pris fin le 20 octobre 2024 - a répété la même erreur en lançant un autre projet de « Food Estate » dans la région. Ce projet fait partie des quelque 200 projets stratégiques nationaux (PSN) du gouvernement indonésien prévus pour la période 2020-2024, et son objectif est de préserver la sécurité alimentaire nationale. Le gouvernement a investi jusqu'à 1 500 milliards de roupies dans ce projet, mais cette deuxième tentative a également échoué.

Le défrichement des tourbières par le gouvernement a permis à de puissants investisseurs de prendre le contrôle des forêts du peuple Dayak dans le Kalimantan central. Ces forêts sont désormais exploitées en permanence par des entreprises privées et publiques. Au fil des ans, et en particulier pendant la saison des pluies, de grandes plantations ont poussé comme des champignons dans la région. Selon les données de la Direction générale des plantations, le Kalimantan central possède la troisième plus grande superficie de plantations de palmiers à huile en Indonésie. En 2022, on comptait près de 1,9 million d'hectares de plantations de palmiers à huile dans le Kalimantan central, les petites exploitations représentant 330 000 de cette superficie et les entreprises privées nationales gérant les 1,5 million d'hectares restants.

Les sociétés minières ont également pollué l'environnement magnifique et préservé des communautés Dayak, et la couverture forestière qui leur permet d'assurer leur subsistance n'a cessé de diminuer. En raison des activités de ces entreprises, les rivières ont été polluées par des produits chimiques toxiques qui menacent d'extinction les poissons et d'autres espèces fluviales. En outre, les Dayak – en particulier les femmes – éprouvent des difficultés à se procurer des remèdes traditionnels dans la forêt. (2)

Les grandes plantations de palmiers à huile et l'exploitation minière ne sont pas les seules menaces auxquelles sont confrontées ces populations. En 2009, le projet Kalimantan Forest Climate Partnership (KFCP), un projet REDD+ (Réduction des émissions liées à la déforestation et à la dégradation des forêts) a été mis en place. Ce projet était le fruit d'une collaboration entre les gouvernements indonésien et australien. Il a été lancé avec un financement de 30 millions USD et l'établissement d'une zone de concession de 120 000 hectares dans le sous-district de Mantangai, district de Kapuas, dans le Kalimantan central. Le projet a généré des problèmes et des conflits horizontaux au sein des communautés, car il a restreint l'accès et le contrôle des communautés sur la forêt, dont elles dépendent pour leur subsistance.

Pour Herlina, une femme du village de Sei Ahas, le projet KFCP n'a pas été mis en œuvre de manière transparente. Les informations sur le projet n'ont pas été correctement partagées avec la communauté ; seules certaines personnes ou certains groupes étaient au courant – ceux-là mêmes qui en ont bénéficié. La communauté a été persécutée. Les gens ont perdu leurs droits, leur accès et leur contrôle sur la forêt. Ils ne sont plus en mesure de bénéficier des avantages procurés par la forêt qui, jusqu'à l'arrivée du projet KFCP, avait assuré leur subsistance. REDD+ et le projet KFCP ont détruit la forêt et leurs moyens de subsistance, entraînant un appauvrissement qui affecte de manière disproportionnée les femmes.

La déforestation causée par ces projets d'investissement a contribué au changement climatique. Les saisons ne sont plus prévisibles. Pendant la saison de plantation, les communautés Dayak – notamment les femmes – ne peuvent plus se fier aux connaissances locales basées sur les constellations : les étoiles, qu'elles utilisaient traditionnellement pour se guider, n'ont plus la même apparence dans le ciel. En effet, le ciel du Kalimantan central a été pollué par l'augmentation des émissions de gaz à effet de serre. Cette pollution a entraîné une augmentation des parasites et des inondations, provoquant de mauvaises récoltes dans les communautés. En bref, les populations autochtones des villages de Mantangai Hulu, Kalumpang et Sei Ahas ont connu un appauvrissement systématique à plusieurs niveaux, et les femmes ont été les plus touchées.

Les femmes Dayak des villages de Mantangai, Kalumpang et Sei Ahas ne voulant pas perdre espoir, elles ont commencé à créer un mouvement de résistance collective, en commençant par des discussions visant à renforcer la compréhension, la prise de conscience et les connaissances de leurs membres. Elles ont engagé des initiatives visant à récupérer et défendre leurs forêts, conscientes que la forêt est une source de nourriture et de remèdes pour leurs familles et un espace important sur le plan culturel. Par-dessus tout, la forêt assure leur subsistance et celle des générations futures. Elles ont également organisé des formations pour se donner le courage de parler de la situation et des problèmes auxquels elles sont confrontées depuis que leur forêt a commencé à être contrôlée par des multinationales. L'une des stratégies utilisées pour défendre leurs terres contre les puissants investisseurs consiste à cultiver collectivement une grande diversité de légumes et de plantes médicinales. Elles ont également tissé le rotin, une plante que l'on trouve dans leur forêt. Grâce à ce travail de vannerie, les femmes conservent la mémoire de la civilisation Dayak, qui est très étroitement liée à la nature et à la forêt. Pour les femmes autochtones, continuer à tisser est une forme de résistance aux diverses injustices dont elles ont été victimes.

Les femmes Dayak se sont rendues dans les institutions gouvernementales pour demander justice et récupérer leur forêt. Elles bénéficient du soutien de Solidaritas Perempuan, une organisation qui a toujours accompagné la lutte des populations de Sei Ahas, Kalimpang et Mantagai Hulu. Solidaritas Perempuan offre aux femmes un espace pour faire entendre leurs luttes, non seulement dans la région, mais aussi au niveau national et même international.

Jusqu'à présent, leurs luttes ont abouti à trois victoires majeures. La première est l'annulation du projet KFCP (bien qu'une réglementation locale continue d'empêcher les communautés d'utiliser le feu de manière traditionnelle). La deuxième victoire est que l'entreprise d'huile de palme opérant dans le village de Sei Ahas s'est vu retirer son autorisation d'exploitation. Enfin, les femmes et les habitants du village de Kalumpang ont décidé de rejeter le projet de « Food Estate » dans leur village. Selon les femmes et leurs communautés, ces projets ne leur apporteront pas le bien-être, mais ne feront que s'approprier et contrôler leurs terres. En fin de compte, cette voie conduirait à une marginalisation accrue de la communauté, et en particulier des femmes, puisqu'elles seraient séparées des espaces sur lesquels elles ont construit leur vie et leurs moyens de subsistance.

Yuni Warlif dan Rima Bilaut (Solidaritas Perempuan)


(1) Maneser Panatau Tatu Hiang: Diving into the wealth of our ancestors, book by Tjilik Riwut.
(2) Dijah, Dayak woman from Mantangai Hulu village, Kapuas district, Central Kalimantan. 28 June 2024