En novembre 2005, l’International Labor Rights Fund (ILRF) a déposé une plainte devant le tribunal nord-américain de la Californie, sous couvert des dispositions de l’Alien Tort Claims Act, contre l’entreprise caoutchoutière Bridgestone, l’accusant de « travail forcé, l’équivalent moderne de l’esclavage » dans la plantation de Harbel, au Liberia, qui appartient à Firestone, dont Bridgestone est partenaire.
D’après cette plainte, « les travailleurs de la plantation affirment, entre autres, qu’ils se retrouvent bloqués dans une situation de pauvreté par la coercition exercée par Firestone dans une plantation figée dans le temps, que l’entreprise gère de manière identique à celle de son établissement en 1926 ». Pire encore, les conditions se sont en fait détériorées depuis cette date.
La plantation d’un million d’acres avait été établie cette année-là, lorsque Harvey Firestone avait obtenu sur ces terres un bail de 99 ans, en échange d’un prêt préférentiel de 5 millions de dollars destiné à permettre au gouvernement libérien de rembourser sa dette à l’égard des États-Unis. En fait, ces terres appartenaient au départ aux tribus Mamba Bassa qui les habitaient et qui en avaient été expulsées par l’entreprise et par le gouvernement du Liberia sans aucun bénéfice pour les habitants de la région (voir bulletin nº 94 du WRM).
Le directeur exécutif de l’ILRF, Terry Collingsworth, a déposé la plainte mentionnée au nom de 12 travailleurs libériens et de leurs 23 enfants, lesquels restent anonymes pour se prémunir contre des représailles.
Emira Woods, chercheuse libérienne de l’Institut d’études politiques, a fait un rapport sur la situation des travailleurs à la plantation de Firestone. D’après Collingsworth, « les points forts de l’affaire sont, malheureusement, les violations extrêmes des droits de l’homme dans la plantation, où le travail des enfants est généralisé et où le travail forcé des adultes est de règle ».
L’affaire a été encore soutenue par une interview faite en novembre 2005 par CNN International à Dan Admonitis, président d’une filiale de Firestone, au cours de laquelle il a parlé du quota journalier des travailleurs qui saignent les arbres. « Chaque travailleur saigne environ 650 arbres par jour, ce qui leur prend environ deux minutes par arbre », a dit M. Admonitis. Femi Oke, journaliste de la CNN, a signalé que « six cent cinquante arbres par jour, à deux minutes par arbre, cela fait 1 300 minutes, soit plus de 21 heures de travail par jour ».
Dan MacDonald, directeur des communications de Bridgestone-Firestone, a cherché à replacer dans son contexte la déclaration de M. Admonitis, et il a signalé que « deux minutes » n’était qu’une « façon de parler ». M. MacDonald a expliqué que les travailleurs saignaient les arbres le matin, et puis ils y retournaient l’après-midi pour collecter le latex, ce qui veut dire qu’ils doivent se rendre deux fois à chacun des 650 arbres. « La plupart d’entre eux travaillent de sept à huit heures par jour », a-t-il dit. « Ce quota journalier suffit à leur fournir un salaire décent. »
Une journée de huit heures, c’est 480 minutes pour visiter deux fois 650 arbres, sans compter les autres tâches requises, comme le nettoyage des robinets, l’application de pesticides et d’engrais et le transport des seaux de 75 livres de latex aux points de collecte qui sont à un mile de distance... le tout pour 3,19 dollars par jour. La plainte (où il est affirmé que le quota actuel de 650 arbres par jour « n’est pas vrai » et que le chiffre réel est bien plus élevé) signale que les conditions se sont en fait détériorées depuis 1926 ; on y cite un rapport de 1956 d’après lequel le quota journalier était de 250 à 300 arbres, et un autre où il était de 400 à 500 arbres.
« Les moyens techniques ne s’étant pas améliorés, et le quota ayant doublé ou quadruplé par rapport aux données préalables, le système exige aujourd’hui que chaque travailleur, pour atteindre son quota journalier, se procure un ou plusieurs ‘assistants’ non payés », poursuit la plainte. « Bien entendu, les seuls assistants disponibles dans ces conditions sont les propres enfants du travailleur. » « Les contremaîtres et les superviseurs de la plantation de Firestone non seulement le savent, ils l’encouragent et l’exigent », ajoute-t-on. « Peut-être en prévision de cette action en justice, début septembre 2005 la plantation de Firestone a publié une directive dans le sens que le travail des enfants n’y serait plus permis. »
M. MacDonald a réfuté cette affirmation. « Nous avons depuis beaucoup d’années une politique contre le travail des enfants ; il y a des directives strictes interdisant d’employer des enfants comme travailleurs », a-t-il dit. « Nous avons effectivement publié une directive parce que nous voulions réitérer et réaffirmer la politique qui était en place, car nous voulons que les gens sachent exactement quelles sont les normes et les attentes. »
M. Collingsworth, qui espère que l’entreprise répondra formellement au tribunal d’ici deux semaines, résume très succinctement son avis : « Au temps des relations publiques, des codes de conduite et des entreprises ‘socialement responsables’, cette affaire montre ce qu’une grande multinationale est capable de faire tant qu’elle n’est pas inquiétée. »
Fondé sur l’article “Alien Tort Claims Act Lawsuit Alleges Slavery and Child Labor on Liberian Firestone Plantation”, William Baue, SocialFunds.com, 30 décembre 2005, News and Press, http://www.laborrights.org/press/Firestone/socialfunds_123005.htm.