Une nouvelle activité destructrice : les crédits carbone des plantations d'arbres

Il y a près de 24 ans, le WRM publiait un document intitulé « Le marché du carbone : dans le sillage de nouveaux problèmes ». Ce document visait à alerter sur une nouvelle opportunité commerciale pour l'industrie des plantations : l'expansion des plantations d'arbres pour générer des crédits carbone. Les crédits carbone permettent aux sociétés polluantes de prétendre que les dommages climatiques causés par la poursuite de l’utilisation des combustibles fossiles avaient été compensés. Cette première vague de plantations visant à générer des crédits carbone a principalement été déclenchée par le Protocole de Kyoto. Cet accord des Nations Unies a donné naissance à des mécanismes de compensation des émissions de carbone qui ont aidé les gouvernements et les sociétés des pays du Nord à éviter de prendre les mesures nécessaires pour mettre fin au chaos climatique : l'arrêt de l'extraction du pétrole, du gaz et du charbon.  

Dans le cadre des mécanismes du marché carbone du Protocole de Kyoto, le commerce avec des crédits de carbone issus des plantations d'arbres est resté limité, notamment parce qu'il semblait absurde de payer les sociétés de plantations pour une activité déjà très rentable qui en plus causait des dommages écologiques et socio-économiques massifs et des violations des droits humains bien documentés.

L'industrie des plantations et les ONG de conservation ont également transposé l'idée de la « plantation de compensation carbone » sur le marché volontaire du carbone. Elles ont continué à promouvoir les plantations d'arbres comme une « solution » à la crise climatique. L'argument est que sans le recours aux arbres pour « éliminer » le carbone de l'atmosphère, l'objectif de l'Accord de Paris des Nations Unies visant à limiter l'augmentation de la température mondiale à 1,5 °C serait impossible à atteindre.  La poursuite de la promotion de cette fausse affirmation a déclenché une nouvelle vague d'initiatives de plantation d'arbres à des fins de compensation carbone. Depuis l'adoption de l'Accord de Paris sur le changement climatique en 2015 et, en particulier, à la suite de la conférence des Nations Unies sur le climat qui s'est tenue en novembre 2021 à Glasgow, en Écosse, les initiatives de compensation carbone s’appuyant sur des plantations d'arbres se sont multipliées. Les engagements des sociétés à devenir des producteurs « zéro émission nette » ont entraîné la prolifération de projets de compensation carbone dans de nombreux pays du Sud global.

En conséquence, le nombre de projets de plantation destinés aux marchés volontaires du carbone a plus que doublé au cours des trois dernières années. Ce n’est pas seulement le nombre de ces projets qui a augmenté, c’est aussi leur échelle. La plupart de ces projets sont mis en œuvre dans les pays du Sud global, où les sociétés de plantation peuvent obtenir de vastes superficies de terre, où les arbres poussent plus rapidement et où les moyens de contourner les réglementations sont nombreux. Il en va ainsi depuis l'époque coloniale : les sociétés ciblent les terres du Sud global pour étendre leurs activités, car c'est là qu'elles peuvent réaliser les plus gros bénéfices en exploitant la terre et les populations.

Malgré l'énorme propagande de l'industrie des plantations et de ses alliés pour tenter de verdir leur image, leurs plantations industrielles détruisent les moyens de subsistance locaux, accaparent de vastes étendues de terre, polluent l'eau et imposent la violence. Il est également absurde de croire que les plantations d'arbres peuvent compenser les dommages (climatiques) résultant de la combustion du carbone fossile. Les plantations d'arbres peuvent stocker le carbone temporairement, mais elles ne peuvent pas garantir le stockage du carbone pendant les centaines d'années, voire plus, au cours desquelles le carbone libéré par les gisements souterrains de pétrole, de gaz et de charbon perturbera le climat. Affirmer que les plantations d'arbres peuvent compenser les émissions résultant de la combustion de combustibles fossiles ne profitent qu'aux sociétés de plantation et au secteur extractif qui peuvent poursuivre – et même intensifier – l'extraction et l'utilisation du carbone fossile.

Avec ce bulletin, le WRM souhaite attirer l'attention sur cette nouvelle stratégie commerciale visant à rendre l'expansion des plantations d'arbres encore plus rentable pour les sociétés des plantations. Les articles de ce bulletin expliquent comment et où cette expansion a lieu, et qui bénéficie de cette dernière offensive des sociétés en faveur de plantations d'arbres plus destructrices.

Une chose est sûre : les communautés dont les moyens de subsistance dépendent de leurs terres ne bénéficieront pas de l'augmentation du nombre de plantations d'arbres dans leurs territoires.

Des initiatives internationales, régionales et nationales font la promotion des plantations d'arbres pour le commerce du carbone

Au niveau international, les lobbies des sociétés et les principales ONG de conservation poussent les États et les négociations internationales à faire des plantations d’arbres un mécanisme légitime de compensation des émissions de carbone.

Initiative des marchés du carbone en Afrique

L'Initiative sur les marchés du carbone en Afrique (ACMI), lancée en 2022 lors du Sommet des Nations Unies sur le climat, en est un exemple. Cette initiative vise à accélérer la croissance des marchés volontaires du carbone en Afrique, en orientant « des milliards de financement climatique vers l’Afrique » et en faisant des « crédits carbone l'un des principaux produits d'exportation de l’Afrique ». (1)

Dans sa feuille de route, l’ACMI mentionne les plantations d’arbres sur les terres cultivées et d’autres projets dits « de foresterie et d’utilisation des terres » parmi ceux qui ont le plus grand potentiel de génération de crédits carbone. Il identifie également 10 pays qui seraient les plus intéressants pour ce type de projet : la République démocratique du Congo, Madagascar, la République du Congo, l’Angola, la Zambie, le Nigeria, le Cameroun, la République centrafricaine, le Mozambique et le Soudan. L’Initiative affirme également qu'il existe « un potentiel important d’accroissement de la génération de crédits carbone avec les petits exploitants agricoles », qui vivent et travaillent actuellement sur environ 80 % des terres agricoles d'Afrique. (2)

L'ACMI est parrainée par plusieurs bailleurs de fonds internationaux et organisations philanthropiques et compte des « entreprises à but non lucratif » telles que Verra et Conservation International dans son comité directeur. On notera que l’initiative s’appuie sur des analyses réalisées par McKinsey, une société de conseil basée aux États-Unis ayant des intérêts directs dans l’expansion des marchés volontaires du carbone en Afrique. (3) Cette société a également fortement influencé le Sommet africain sur le climat, où la compensation et le financement du carbone ont également été présentés comme des orientations majeures.(4)

Des centaines d’organisations de la société civile africaine ont dénoncé la nouvelle ruée vers l’Afrique causée par les marchés du carbone, ont démasqué les intérêts occidentaux qui se cachent derrière ces programmes « positifs pour le climat » et ont appelé au rejet des projets des pollueurs. (5)

La Plateforme Africaine d’Impact sur la Foresterie

Le secteur financier et les sociétés d’investissement sont les principaux moteurs de l’expansion actuelle des projets de plantation d’arbres dans le Sud global pour compenser les émissions de carbone du Nord global. Un exemple de cette situation est donné par les 200 millions USD promis par le Norfund norvégien, le Finnfund finlandais et le British International Investment britannique à l'African Forestry Impact Platform (AFIP, qui est en fait un fonds privé plutôt qu'une plateforme), suite à l’engagement pris lors de la COP 26 de développer le secteur de la « foresterie durable ».(6)

L'AFIP a été lancée par New Forests (à ne pas confondre avec New Forests Company mentionné dans l'article Quels sont les principaux types de projets de plantation d'arbres destinés au commerce du carbone sur ce bulletin). Cette structure est le deuxième gestionnaire et investisseur mondial du secteur de la foresterie et appartient aux groupes financiers japonais Mitsui et Nomura Holdings, étroitement liés à l'industrie des combustibles fossiles.(7) Le projet des « solutions fondées sur la nature » de l'AFIP consiste à développer des plantations industrielles d'arbres destinées aux marchés du carbone, garantissant ainsi des financements importants de la part des institutions financières de « développement ». C’est pourquoi l'AFIP a récemment racheté Green Resources, comme mentionné dans l'article Quels sont les principaux... sur ce bulletin)

Initiative Trillion Trees

L’idée de Trillion Trees (Mille milliards d’arbres), lancée en 2018, fournit un autre exemple. Depuis cette date, il a été soutenu par les élites économiques et politiques représentées par le Forum économique mondial, le Programme des Nations Unies pour l’environnement (PNUE) et les principales ONG de conservation telles que la WCS, le WWF et BirdLife. L’initiative naïve et dangereuse consistant à planter massivement des arbres comme solution au chaos climatique correspond très bien aux intérêts de plusieurs des plus grandes sociétés mondiales et de donateurs milliardaires, ce qui a incité ces derniers à la rejoindre. (8)

 


LES SOCIÉTÉS PÉTROLIÈRES DISENT MERCI

Les diversions du type de Trillion Trees sont très efficaces pour détourner l’attention de la nécessité de réduire les émissions liées aux combustibles fossiles. Il est intéressant de rappeler que peu de temps après l’apparition de l’idée de Trillion Trees, Eni et Shell (les deux plus grands acheteurs de crédits carbone en Afrique)(9) ont annoncé qu’ils créeraient leurs propres plantations d’arbres pour compenser leurs émissions. La société colombienne Ecopetrol a rejoint la campagne Trillion Tree et s’est engagée à planter 20 millions d'arbres et à compenser 2 millions de tonnes de carbone entre 2020 et 2030.


 

La proposition a suscité d’importantes critiques au sein de la communauté scientifique depuis qu’elle a été présentée comme étant probablement le moyen efficace de limiter l’augmentation de la concentration de dioxyde de carbone dans l’atmosphère, détournant ainsi l'attention de la nécessité impérative de réduire les émissions de combustibles fossiles.(10) Néanmoins, cette critique est éclipsé par la large couverture médiatique favorable due au soutien financier mobilisé par les auteurs (11) de l'idée trompeuse selon laquelle « le boisement massif et l’industrie du bois qui en résulte peuvent créer des centaines de millions d’emplois et de la richesse dans le Sud global ». (12) Avec la croissance des marchés du carbone, les initiatives relevant de l'illusion associée à Trillion Trees sont de plus en plus souvent associées à la compensation carbone.(13) En 2023, plus d’un tiers des sociétés promettant de planter des arbres dans le cadre de la campagne 1t.org le faisaient pour compenser leurs émissions.(14)

Initiative 20 x 20

L'Initiative 20 X 20 est en cours de développement en Amérique latine et dans les Caraïbes. Son objectif est de protéger et restaurer 20 millions d'hectares de terres. Elle englobe plusieurs projets de plantation d'arbres développés pour générer des crédits carbone pour le marché volontaire du carbone. Appelant à « un financement pour la restauration et la conservation afin d’aboutir à des émissions nettes de carbone nulles dans la région »,(15) elle est notamment soutenue par des gouvernements du Nord global (dons ceux de l’Allemagne, de la Norvège et du Luxembourg), des sociétés telles que Cargill et Nestlé (par le biais de Nespresso), des sociétés du marché du carbone telles que South Pole et Ecosecurities. Une fois de plus, l’illusion du zéro net invite à aller dans la mauvaise direction en renforçant et en exploitant l’idée trompeuse qui consiste à compenser les émissions de combustibles fossiles en plantant des arbres.

Politiques nationales

De nombreux gouvernements et législateurs nationaux ont fait de leur mieux de leur côté pour promouvoir les plantations d’arbres en tant que moyen de compensation carbone. Par exemple :

En Nouvelle-Zélande, le système national d'échange de droits d'émission rémunère les propriétaires fonciers qui investissent dans la monoculture de pins. Il s’agit d’un élément central de la feuille de route du gouvernement en matière de réduction des émissions. Ce soutien gouvernemental a entraîné une forte expansion de ces monocultures, détruisant des communautés et causant d’énormes pertes sociales et culturelles.(16)

Le projet Proeza du Paraguay oriente la politique institutionnelle de l'État en matière de foresterie et repose sur l'expansion des plantations industrielles d'eucalyptus pour répondre aux exigences des Contributions déterminées au niveau national (CDN) du pays.(17) Les projets ont été financés par le Fonds vert pour le climat et réalisés par l'intermédiaire du Fonds Arbaro, dont les plantations ont été dénoncées pour les abus et préjudices causés aux communautés des pays d'Amérique du Sud et d'Afrique dans lesquels il opère.(18)

Le parlement indien a approuvé le projet d’amendement portant modification de la loi sur la Conservation des forêts en 2023, qui abaisse les restrictions relatives à l'établissement de plantations d'arbres sur certains types de terres. Cela pourrait déclencher une expansion considérable des projets de boisement et de reboisement sous couvert de plantation d’arbres pour aider le pays à atteindre son objectif de zéro émission nette d’ici 2070. Selon des estimations, l’Inde devrait modifier la façon dont près de 60 % de ses terres sont utilisées pour atteindre ces objectifs.(19)

Ce ne sont là que quelques exemples d’initiatives de gouvernements nationaux qui promeuvent et encouragent les plantations industrielles d’arbres comme moyen d’atteindre leurs objectifs de compensation. À mesure que le nombre de pays ayant pris des initiatives pour réguler leurs marchés carbone nationaux augmente, on peut s’attendre à ce que le nombre de politiques nationales allant dans cette direction continue d’augmenter, en particulier dans le Sud global.

 

(1) Africa Carbon Markets Initiative, 2022. Roadmap Report by ACMI, pp. 8 and 25.
(2) Idem, p. 37.
(3) Power Shift Africa, 2023. The Africa Carbon Markets Initiative: a wolf in sheep’s clothing.
(4) REDD-Monitor, 2023. Africa Climate Summit: “It looks like a trade conference on carbon credits”.
(5) Real Africa Climate Summit, 2023. Over 500 civil society organisations issue an urgent call to reset the focus of the Africa Climate Summit.
(6) Reuters, 2022. Norfund, BII, Finnfund invest $200m in African forestry fund.
(7) The Oakland Institute, 2023. Green Colonialism 2.0: tree plantations and carbon offsets in Africa.
(8) REDD-Monitor, 2020. One trillion trees. A naive and dangerous distraction from the need to leave fossil fuels in the ground.
(9) Africa Carbon Markets Initiative, 2024. Carbon Markets in Africa (online), section 2.3 “Who are the key players in the VCM”.
(10) L’un des principaux articles scientifiques soutenant cette idée (« The global tree restauration potential », publié dans Science en 2019) ne mentionne même pas les émissions de combustibles fossiles comme un problème. À la fin de la même année, la revue a publié quatre commentaires techniques et trois lettres critiques de l'article, qui peuvent être consultés ici : Science, volume 366, issue 6463, 2019.
(11) REDD-Monitor, 2019. Remember the headlines: Tree planting is our “most effective climate change solution”?
(12) Trillion Tree Declaration, 2018. A trillion trees to fight the Climate Crisis.
(13) Entrent par exemple dans cette catégorie la section des dons de compensation carbone de Trillion Trees Australia et l'engagement de City Forest Credits.   
(14) Financial Times, 2023. The illusion of a trillion trees.
(15) Initiative 20x20, 2024. Members. https://initiative20x20.org/members
(16) The Guardian, 2023. New Zealand falls out of love with sheep farming as lucrative pine forests spread.
(17) Global Forest Coalition, 2023. « La totalité du diable : la lutte du Paraguay contre l’agro-industrie et la monoculture »
(18) WRM, 2022. Le Fonds Arbaro : une stratégie d'expansion des plantations industrielles d’arbres dans les pays du Sud
(19) Dooley, K., et al., 2022. The Land Gap Report, p. 25. https://landgap.org/

Les contradictions de la conservation : le territoire du peuple Ka’apor dans l’Amazonie brésilienne

La partie orientale de l’Amazonie au Brésil présente les plus hauts taux de déforestation et de dégradation de la forêt dans le pays. Or, ce vaste territoire compte encore également d’importantes zones de protection. Comme en témoignent de nombreuses études scientifiques dans diverses régions du globe, ces zones correspondent également à des territoires de populations autochtones et/ou de communautés locales (1). Une de ces zones n’est autre que le territoires indigène Alto Turiacçu où vit le peuple autochtone Ka’apor, une zone qui s’étend sur 530 524 hectares dans le nord-est de Maranhão, et qui se divise en six communes. Y vit une population d’environ 2 600 personnes, qui se divisent en 20 communautés et qui représentent le territoire autochtone le plus important de l’Amazonie Orientale et, la portion de forêt protégée la plus vaste de cette région.

Concernant la protection du territoire : qui enseigne à qui ?

La protection de la forêt généralement nommée « conservation » par les secteurs académiques et sociaux, se base, entre autres, sur des valeurs et des relations profondes avec les territoires : des valeurs culturelles, d’usage, spirituelles et politiques.  Leurs connaissances et pratiques traditionnelles leur ont permis d’utiliser et de préserver leur territoire. Il s’agit de savoirs et de concepts qui ne sont pas statiques mais qui, au contraire, évoluent en parallèle de leurs cultures, s’adaptent et répondent aux nécessités qui surgissent. C’est ainsi que le peuple Ka’apor a par exemple créé des stratégies de surveillance et d’auto-vigilance.

Les Ka’apor sont constamment menacés. Au fil des ans, l’invasion de leur territoire a augmenté, notamment dans certain incidents fonctionnaires publics ayant pris part dans l’agression, la location ou encore l’usage de faux documents pour l’appropriation indue du territoire autochtone. Face à cela, en 2012, une partie significative de leaders et leadeuses des communautés se sont uni.e.s et ont commencé à réaliser des actions d’auto-vigilance. Ils ont établi de petites communautés aux entrées des chemins utilisés par les vendeurs de bois – les bien nommées « zones de protection » ou  ka'a usak ha  dans leur langue. Cette expérience a neutralisé l’agression et l’invasion de leur territoire.

En novembre 2013, les Ka’apor ont créé la première zone de protection dans la commune de Centro Novo de Maranhão, où ils ont décidé, un mois plus tard, de reprendre un système d’organisation nommé  Tuxa Ta Pame  ou « Conseil de Gestion Ka’apor », une « forme d’organisation ancestrale et collective du peuple, qui fait référence aux anciens Tuxa ou guerriers. Ces derniers sont connus pour avoir lutté, donné leur vie, été des maîtres de savoir et de culture, des stratèges dans la défense du peuple et de la culture », ont expliqué des membres du Conseil dans un entretien avec le WRM. Dans ce système, il n’y a ni mandataires, ni chefs, ni caciques ou pouvoir, les décisions ne sont pas prises par un leader mais par le collectif. « Tous les éléments de la communauté sont importants et sont protagonistes dans la défense [du territoire]. Dans une action d’autodéfense, « le groupe s’engage, personne ne dit qu’il commande, mais tous ceux qui se sont sentis menacés vont à l’affrontement ».

Ils ont également mis en place le Jupihu Katu Ha, un accord de cohabitation Ka’apor, créé dans le but de contribuer à l’unité et d’exercer une gouvernance collective et responsable. L’organisation se base sur des décisions consensuelles, horizontales et participatives.

Il est nécessaire de souligner l’importance de ces décisions en termes d’autonomie et de souveraineté. Les formes de gouvernements et d’organisation propres et inclusives, et éloignées des modèles des démocraties représentatives, donnent une place de choix aux voix et participations des différents secteurs du peuple indigène. On peut citer à titre d’exemple la garde d’autodéfense Ka’apor, constituée de familles, de femmes, d’anciens, d’enfants et même d’animaux domestiques. Tous ont une responsabilité et une tâche à accomplir, ce qui dans de nombreuses autres sociétés, relève du défi ou de l’impossible. En d’autres termes, le territoire est pensé, vécu, apprécié, approprié et défendu par toutes et tous.

Avec le temps et l’augmentation des agressions et menaces, les actions de défense territoriale se sont étendues. De nouvelles formes de protection telles que l’auto-surveillance ont été mises en place, des plaques d’identification ont été installées et les populations ont réalisé une cartographie participative des écosystèmes bioculturels Ka’apor. Ils ont même adopté et établi un système d’agroflorestas sintrópicas, un fonctionnement agricole et productif créé quelques décennies auparavant qui imite la forêt dans son organisation, notamment dans le but de réduire les apports externes, leur accumulation et la disposition de l’énergie par d’autres groupes. Tout cela s’est fait de manière simultanée avec différentes actions solidaires en matière d’éducation et de santé.

Mais l’augmentation croissante des actions d’auto-surveillance va de pair avec une hausse des agressions et assassinats commis par divers acteurs (des trafiquants de bois, des propriétaires terriens, des chasseurs, des commerçants ou encore des politiques locaux). Dans les dix dernières années, plus de 50 personnes ont été agressées, deux communautés ont été envahies et on compte près de 15 assassinats.

Malgré tout, les Ka’apor parvient à maintenir la forêt tropicale en bon état. Récemment, des acteurs extérieurs et inconnus de ce territoire sont arrivés supposément pour enseigner à ce peuple ce qu’il fait en réalité depuis des siècles : protéger son territoire mais sous la modalité d’un projet REDD. Mais qui devrait apprendre de la relation avec la forêt et la préserver ? Ces acteurs sont-ils venus dans la seule intention de la protéger ?

L’arrivée de la proposition REDD et les impacts anticipés

Début 2023, les entreprises étasuniennes Wildlife Works et l’ONG Forest Trends ont proposé de mettre en place un projet REDD (Réduction d’Emissions causées par la Déforestation et la Dégradation) pour générer et vendre des crédits de carbone. Ils sont arrivés par l’intermédiaire de peuples autochtones d’une autre région .

Sur le territoire, il existe une autre organisation, l’association Ka’apor Ta Hury du fleuve Río Gurupi, qui fonctionne avec un cacique, un chef, avec qui l’entreprise et l’ONG ont établi une communication plus étroite. Cette association, qui ne représente pas la totalité du peuple Ka’apor, explique être en accord avec le projet, qui, selon eux, pourrait améliorer leur qualité de vie et apporter des ressources pour complémenter les activités de protection. Il existe donc un accord de principe signé. Ce document est cependant dénoncé par le Tuxa Ta Pame qui considère que ni l’entreprise ni l’ONG ne prirent en compte leurs voix au cours du procédé qui mena à la signature.

Or, dans de nombreux autres territoires du monde où se trouvent les forêts les mieux protégées, ces territoires sont l’objet de dispute pour des projets de crédits de carbone et des peuples autochtones et des communautés locales souffrent des impacts, des disputes et des divisions internes que ces crédits génèrent.

Les Ka’apor qui s'opposent au projet REDD le font parce que le projet REDD mercantilise leur mode de vie et augmente les conflits internes. Ils en ont fait les frais puisqu’ils ont vécu une expérience similaire avec un projet de commercialisation de bois sec entre 2006 et 2013. Ces populations se sont senties trompées par l’État, par le gouvernement fédéral et même par la Fondation Nationale de l’Indien (FUNAI). Les acteurs avec qui ils réalisèrent le projet de commercialisation n’a laissé que des disputes, de la mort et de la souffrance, ce qu’ils ne souhaitent pas répéter (2). La présence des acteurs externes et leur proposition ont engendré des conflits et approfondi des divisions parmi le peuple Ka’apor.

En raison de la teneur de la situation, une plainte a été déposée devant le Ministère Public Fédéral (MPF), entité qui considère que n’importe quel processus exige de dialoguer avec les deux parties en précisant que le consensus doit être satisfaisant pour les deux (3).

En consultant Beto Borges, représentant de Forest Trends, sur la posture de l’ONG si elle n’obtenait pas de consensus au sein du peuple Ka’apor, il a affirmé que le projet ne devrait pas se poursuivre. Cela rend compte de l’importance du consensus dans une décision de cette importance. Cela dit, la réponse du représentant de Wildlife Works, Lider Sucre, diffère largement. Pour lui le consensus n’est pas assez important et il insiste sur la décision du collectif : « il n’y aura jamais d’unanimité absolue. Dans un processus communautaire il y a toujours différents points de vue. A la fin du processus, nous irons dans le sens de la décision du collectif, qu’il soit pour ou contre » (4). Cela pose immédiatement la question : qu’entend le directeur par décision du collectif si une partie du collectif s’est déjà opposée au projet ?

Comme c’est souvent le cas avec ces organisations, Forest Trends et Wildlife Works ont commencé à diffuser des informations partielles sur le projet REDD, et certaines informations très importantes n’ont pas été diffusées. C’est par exemple le cas des irrégularités, des plaintes et des impacts concernant d’autres projets similaires sur d’autres territoires (5), comme ce fut le cas avec des projets de Wildlife Works au Kenya, dans la RDC et en Cambodge.

En novembre 2023, le journal britannique « The Guardian » (6) a publié un reportage basé sur une recherche de la Commission des Droits Humains du Kenya et l’ONG SOMO (7) qui témoigne d’une plainte contre plusieurs fonctionnairs de l’entreprise Wildlife Works dans le projet Kasigau, au Kenya, accusés  d’abus et de harcèlement sexuel, commis pendant plus d’une décennie. Des hommes liés à l’entreprise faisaient valoir leur position hiérarchique dans l’organisation pour exiger des relations sexuelles en échange de postes et de meilleurs traitements. La recherche réalisée par une firme d’avocats kenyane a trouvé des preuves de « comportements profondément inappropriés et nuisibles » de la part de deux personnes.

Le président de Wildlife Works, Mike Korchinsky, a présenté ses excuses pour la douleur causée et a signalé la suspension de trois personnes en insistant sur le fait qu’il s’agissait d’un problème isolé. Il faut préciser que face à ce type de violations de droits dans le cadre de ce genre de projets (8), l’argument des « cas isolés » est fréquemment employé, quand bien même la réitération des faits au fil du temps fait plutôt penser à un caractère systématique.

Le problème fondamental derrière ces situations très graves est que les projets REDD sont encouragés et promus comme une intervention exclusivement positive pour les communautés et les territoires, sans évoquer l'histoire des impacts négatifs. Autrement dit, les informations essentielles - complètes, véridiques et impartiales - sont cachées aux personnes confrontées à la prise de décision concernant un projet sur leur territoire.

Quelle a été la réponse du Tuxa Ta Pame  des Ka’apor ?

Pour le Tuxa Ta Pame, il faut davantage d’informations pour comprendre de manière intégrale de quoi s’agit le mécanisme REDD, comment il fonctionne, sur quoi il est basé et quelles seraient les implications pour la population et le territoire.

Après avoir commencé son propre processus de recherche, les acteurs externes ont donné une explication simpliste et partielle du projet REDD et sur l’émission de crédits carbone pour financer le projet, dont on affirme qu’il commencerait à donner des bénéfices avec le simple fait de signer les listes d’assistance aux réunions. Mais le peuple Ka’apor cherche d’autres points de vue et souhaite surtout connaître l’expérience d’autres populations et est de cette manière parvenu à ses propres conclusions.

Le conseil Tuxa Ta Pame et les communautés organisées autour de ce conseil analysent le projet REDD comme « un mécanisme capitaliste pour camoufler et maintenir le monde pollué et les territoires menacés dans leur autonomie, car il cherche à transférer la responsabilité du pouvoir public au pouvoir privé, car il divise les opinions, il monétise les biens culturels. Nous défendons toujours le territoire car nous croyons qu’il est la base de notre vie. Nous n’avons jamais besoin de recevoir de l’argent pour vivre et protéger la forêt » (9).

C’est à partir de cette définition qu’ils ont décidé d’intégrer cette thématique dans leurs processus scolaires et formatifs, qui se divisent en trois noyaux de formation qui orientent cinq centres de culture et d’éducation communautaire Ka’apor. La communauté a même élaboré des supports de connaissances bilingues. Fin 2023, cela faisait sept mois qu’ils réalisaient des activités de formation dans l’objectif de créer un protocole communautaire Ka’apor.

De quoi a-t-on besoin pour que la forêt continue d’exister ?

Il faut garantir les conditions pour la permanence du peuple Ka’apor dans son territoire, de manière sûre et adéquate. Cela implique, entre autres, de respecter les formes propres d’organisation politique, de prise de décision et de gestion de leur territoire et manières de vivre. Il faut souligner, de nouveau, que les projets de type REDD, s’établissent toujours dans des zones géographiques très bien conservées, comme c’est le cas de l’Alto Turiaçu. Ces conditions ont été garanties par les Ka’apor, elles sont basées sur ses connaissances, pratiques et relations avec le territoire, sans nécessité de projets externes ou de mécanismes de marché qui conditionnent ou ordonnent ce qui doit être fait, selon ce qu’indiquent ceux qui promeuvent de tels projets et mécanismes.

Article élaboré par le Secrétariat de WRM sur la base d’un entretien réalisé avec les membres du Conseil de Gestion Ka’apor Tuxa Ta Pame.

 

(1) Porter-Bolland L. et al, 2012. Land use, cover change, deforestation, protected areas, community forestry, tenure rights, tropical forests. Forest ecology and management. Vol 268:6-17
(2) Video: Intercept Brasil, Empresa americana alimenta conflito indígena para lucrar com reparação ambiental, 2023.
(3) Article: Intercept Brasil, Empresa americana alimenta conflito indígena para lucrar com reparação ambiental, 2023.
(4) Idem 3
​(5) REDD-Minus: the rethoric and reality of the Mai-N´dombe  REDD+ Programme, 2020; Fortress conservation in Wildlife Alliance’s Southern Cardamom REDD+ Project: Evictions, violence, and burning people’s homes. “We’re proud of our work. The forest, the wildlife, you come to feel they’re yours”. 2021.
(6) The Guardian, Allegations of extensive sexual abuse at Kenyan offsetting project used by Shell and Netflix, November 2023.
(7) SOMO, Offsetting human rights. Sexual abuse and harassment at the Kasigau Corridor REDD+ Project in Kenya, November 2023.
(8) WRM, 15 Years of REDD: A mechanism Rotten at the Core, April 2022. .
(9) Entretien réalisé avec les membres du Conseil de Gestion Ka’apor Tuxa Ta Pame.