Au début des années 80, le gouvernement indonésien lança un plan forestier ambitieux, intitulé « Développement de la plantation industrielle d’arbres et de l’industrie de la pâte ». Au début de sa mise en oeuvre, les plantations d’arbres étaient censées restaurer les terres dégradées et réduire la pression sur les forêts naturelles. Cette propagande trompeuse masquait le plan véritable du gouvernement, qui visait à transformer le pays en un grand producteur mondial de pâte et de papier.
Pour y parvenir, le gouvernement non seulement mit en place un grand nombre de normes qui permettaient aux concessionnaires de couper les forêts naturelles, mais déboursa des millions de dollars, sous la forme de prêts sans intérêts, de manière à stimuler les entreprises à participer dans cette affaire. Ces dernières bénéficiaient en outre de la possibilité d’extraire du bois d’oeuvre des plantations, sans compter beaucoup d’autres privilèges économiques et politiques.
Le projet avançait sans problèmes. En 2001, environ 175 entreprises avaient reçu plus de huit millions d’hectares à transformer en plantations industrielles d’arbres. De ce total, environ cinq millions d’hectares étaient destinés à la monoculture d’arbres à croissance rapide (Acacia mangium et eucalyptus). La production de pâte à papier était montée en flèche et avait passé de 980 000 tonnes en 1987 à 8 millions de tonnes fin 2000. De ce fait, l’Indonésie cessait d’être un pays nettement importateur de pâte pour devenir un pays nettement exportateur.
Pourtant, à mesure que les plantations se développaient le processus engendrait progressivement une chaîne de désastres, pour l’environnement mais aussi pour la vie économique, sociale et politique du peuple indonésien.
Rien ne prouve de manière déterminante que l’industrie de la pâte soit efficace et productive. Au contraire, les chiffres officiels montrent que seuls 1,85 millions d’hectares (23,5 % de la superficie totale allouée) ont été plantés d’arbres destinés à alimenter les usines de pâte. Sur le terrain, ce chiffre est peut-être encore plus bas, puisque les plantations de bois d’oeuvre ont souvent été établies à des endroits défavorables, tels que des tourbières ou des marécages (par exemple, le ratio qualité-quantité de la compagnie Asia Pulp and Paper était de 1:3, ce qui veut dire que sur trois arbres plantés dans les marais un seul survivait). De toute évidence, la raison principale de la participation des entreprises dans l’affaire était la possibilité d’obtenir du bois gratis : une fois la forêt coupée et le bois vidé, elles abandonnaient la concession sans y avoir planté d’arbres.
Lorsqu’ils ont établi des plantations, les concessionnaires ne les ont pas bien entretenues. La preuve en est qu’en 2002 le gouvernement a révoqué la licence de certains d’entre eux pour des raisons diverses, telles que le non-remboursement de dettes, la mauvaise gestion ou le mauvais emploi du fonds pour le reboisement.
L’ironie de la chose est que personne ne s’est occupé des endroits défrichés et dégradés, de sorte que des millions d’hectares de terres, qui avaient été des forêts vierges ou le moyen de subsistance des communautés locales, sont devenues des « terres de personne » ou terrains abandonnés. À son tour, cette dégradation leur a fait perdre leur capacité de régulation, ce qui a favorisé les inondations, les incendies en forêt et les glissements de terrain.
Pour aggraver encore les choses, il était clair que les sept entreprises papetières installées à Sumatra et à Kalimantan obtenaient leur matière première dans les forêts naturelles. Les données 2003 du ministère des Forêts montraient que ces entreprises avaient un déficit de matière première qui allait de 700 000 à 2 000 000 m3 par an, que les plantations ne satisfaisaient que 20 % à 25 % de la demande totale, et que la moitié du bois en provenance des forêts naturelles était extrait illégalement.
Ces chiffres sont encore plus élevés si nous prenons les informations ministérielles des années précédentes. Ainsi, les statistiques de l’aménagement forestier pour 2001 montrent que la demande de bois était à l’époque de 25 millions de mètres cubes par an, tandis que la production totale des plantations correspondantes n’était que de 3,8 millions de mètres cubes, ce qui veut dire que 85 % du bois pour l’obtention de pâte étaient extraits des forêts, et non des plantations.
Il est évident que l’industrie de la pâte va continuer à utiliser les forêts naturelles pour satisfaire sa demande de matière première. En mars 2004, un journal du pays rapportait les déclarations d’Asia Pulp and Paper (APP) et Asia Pacific Resources International Holding Ltd (APRIL), suivant lesquelles ces sociétés allaient cesser d’utiliser le bois des forêts naturelles en 2007 et 2008. Néanmoins, il est douteux que cela se produise, puisque la capacité de leurs plantations est très au-dessous de leur capacité d’industrialisation, comme le montre une recherche effectuée par le réseau des ONG indonésiennes.
Le système autoritaire appliqué par le gouvernement au secteur forestier aboutit à un système fermé d’octroi de licences, qui favorise la corruption, la collusion et le népotisme. Dans un langage plus technique, le processus d’octroi de terres a annulé la souveraineté des communautés autochtones et locales et provoqué des conflits sociaux prolongés entre les concessionnaires et les communautés.
Les données du ministère des Forêts signalent que, dans la période 1990-1996, plus de 5 700 conflits ont éclaté dans toute l’Indonésie, au sujet de l’établissement des plantations d’arbres. Ces conflits concernaient surtout la propriété foncière et opposaient les peuples autochtones et d’autres communautés locales aux concessionnaires.
À Porsea, dans le Nord de Sumatra, les conflits entre la communauté locale et Inti Indorayon Utama (IIU) ont abouti à l’usage de la violence par cette société, qui bénéficie de l’appui du gouvernement. Des centaines de personnes ont été attaquées, certaines d’entre elles en ont été gravement handicapées, beaucoup d’autres mises en prison et il y a eu plusieurs morts. D’autre part, la compagnie a détruit l’harmonie qui existait entre l’environnement et la communauté locale. L’odeur nauséabonde du chlore a envahi les environs de l’usine, rendant l’air irrespirable, et les déchets chimiques ont contaminé les rizières.
Après de longues années de lutte, l’usine a finalement été fermée, mais la corruption du système juridique et les complexités politiques ont permis la réouverture de cette affaire dirigée par le magnat Radja Garuda Mas. Cette réouverture, qui s’est accompagnée d’un changement de nom (Toba Pulp Lestari) et d’orientation (pour produire non plus de la rayonne mais seulement de la pâte de bois), montrait bien que la présidente Megawati avait fermé les yeux sur la violence militaire exercée à l’encontre de la communauté locale.
D’autres compagnies ont appliqué des méthodes différentes mais également oppressives. Par exemple, APP a créé une sorte de milice locale (appelée PAM Swakarsa) pour étouffer la contestation communautaire ; Indah Kiat Pulp & Paper et Riau Andalan Pulp & Paper en ont fait autant. À Jambi, Lontar Papyrus et Wira Karya Sakti ont fait jouer leur influence pour que l’administration locale adapte les normes à leurs intérêts ; c’est ainsi qu’elles ont réussi à affecter à la plantation d’arbres les terres destinées à la plantation de riz, près de Parit Pudin.
On peut en conclure que la pyramide de conflits sociaux engendrés par l’établissement des plantations d’arbres et des usines de pâte est le résultat d’une politique structurelle et systématique, mise en place par le gouvernement de connivence avec les entreprises, et d’un modèle de gestion des ressources naturelles et des conflits qui considère comme de simples objets autant l’environnement que les communautés.
Les espoirs excessifs que le gouvernement a placés dans la prospérité de l’industrie de la pâte l’ont porté à violer ses propres normes. Le gouvernement appuie les concessionnaires des plantations, non seulement par un système d’octroi de permis qui les favorise, mais aussi par des prêts sans intérêts qui sont autant de stimulations économiques. De plus, il continue de lancer des politiques qui bénéficient les compagnies.
Fin 2003, le gouvernement a modifié, par l’intermédiaire du ministère des Forêts, certaines normes ministérielles portant sur les plantations industrielles. Quatre décrets ministériels ont ainsi été approuvés. Malheureusement, ils concernent tous les privilèges des plantations industrielles d’arbres, et continuent d’ignorer les problèmes. Ces décrets stipulent que les plantations industrielles d’arbres peuvent être établies sans aucune étude de faisabilité. Ainsi, ils contournent le problème de la mauvaise performance de ces plantations et ouvrent la voie au pragmatisme et aux problèmes environnementaux et socio-économiques. Ils stipulent aussi que toutes ces plantations ont la possibilité de modifier leur structure de financement et de se dessaisir de leurs biens. Cela met en danger les fonds publics (que le gouvernement a canalisés sous forme de prêts), puisque les actions et les biens vendus au secteur privé n’appartiendront plus au domaine public.
Les problèmes entourant l’industrie de la pâte et les plantations industrielles d’arbres ont provoqué des catastrophes naturelles que les communautés ont dû subir, et qui deviennent de plus en plus fréquentes, étendues et intenses. Les mauvaises entreprises de plantation laissent des terres dégradées ou des plantations mal entretenues. Celles-ci contribuent à modifier le climat, par exemple en augmentant la température locale. Début 2003, un incendie de grandes proportions a éclaté à Jambi. Presque 500 hectares de plantations industrielles appartenant à la société Dyera Hutan Lestari ont brûlé pendant trois semaines, à cause de leur mauvais entretien, de la conversion de tourbières en plantations qui ont détruit la structure de sédimentation de l’eau et de la boue, et du mauvais système de canalisations. Ailleurs à Jambi, près de Mendahara Ulu, la région s’est inondée parce que la mangrove du cours supérieur du fleuve avait été détruite par une plantation industrielle.
Début 2003, la grande inondation de Riau a duré presque un mois, détruisant tout sur son passage. Les pertes ont atteint 764 milliards de roupies, soit l’équivalent de 64 % du budget régional 2002. Un rapport de l’ONG indonésienne WALHI a révélé que les vastes étendues de terres réaffectées avaient diminué la capacité d’absorption du sol et provoqué l’érosion, la sédimentation et les débordements.
Toujours à Riau, une autre inondation de grandes proportions s’est produite quelques mois plus tard, suivie d’un incendie qui a détruit plus de 245 000 hectares de forêt en moins de 23 jours. Sur les 54 compagnies qui défrichaient par le feu, trente-deux étaient des entreprises de plantation d’arbres.
Les inondations, les glissements de terre, les incendies en forêt et le smog ne sont pas la culmination de processus naturels mais le résultat d’une gestion exploiteuse, guidée par des politiques qui ne cherchent que l’intérêt économique et ne savent rien de la gestion durable des ressources. Ces désastres sont donc d’origine structurelle, provoqués par les politiques économiques et par des fonctionnaires gouvernementaux corrompus. Il est donc fondamental, lorsqu’on analyse les problèmes du secteur de la pâte et des plantations industrielles d’arbres, de comprendre le rôle joué par des acteurs et des politiques qui, tout en étant extérieurs au secteur forestier, y sont directement ou indirectement liés.
Rivani Noor, Rully Syuamanda, Rudy Lumuru et Longgena Ginting (document présenté lors de la rencontre du Forest Movement Europe-Taiga Rescue Network sur la stratégie du papier, Helsinki, Finlande, 22-25 avril 2004).