Le Venezuela est un pays bien connu, non seulement parce que c’est l’un des principaux exportateurs de pétrole du monde mais en raison de la crise extraordinaire qui touche en ce moment tous les domaines de la vie sociale du pays. Malgré la vaste couverture médiatique internationale de la situation, les versions dominantes sont remarquablement biaisées, manipulées et incomplètes, et il est rare qu’elles mentionnent les causes profondes du problème (1).
En plus des disputes électorales habituelles des principaux partis politiques, les élites politiques économiques se disputent en ce moment le contrôle de l’État pétrolier et la gestion de l’extraction dans le pays. Cependant, le problème devient plus profond du fait que le système d’accumulation national basé sur le pétrole se retrouve dans un état d’épuisement historique. Cela représente un un point d’inflexion pour l’économie vénézuélienne, qui commence à se tourner vers la colonisation de nouvelles frontières d’extraction et, en particulier, vers l’extraction minière.
Malgré la violence des confrontations, le haut degré d’instabilité et l’incertitude quant au dénouement futur de la crise vénézuélienne, les principaux rivaux qui se disputent le pouvoir politique semblent être d’accord sur un point : l’expansion de l’extraction. Tel est le thème du présent article.
Le dilemme face à l’épuisement de l’économie pétrolière. L’exploitation minière à grande échelle et les nouvelles frontières de l’extraction
Le système économique basé sur l’extraction de pétrole (celui qui a donné lieu au mythe du « Venezuela saoudien » ou du « Grand Venezuela », celui qui a permis au pays d’avoir une certaine influence géopolitique et d’être l’un des fondateurs de l’Organisation des pays exportateurs de pétrole – OPEP – en 1960, celui qui a colonisé le nord de l’Orénoque où se trouvent les principaux gisements pétroliers et où habitent 95 % de la population, loin de l’Amazonie vénézuélienne) est franchement épuisé.
Cela est dû à plusieurs raisons, dont les suivantes :
1. la baisse progressive de la rentabilité et de la stabilité de l’exploitation pétrolière, due à la diminution des sources conventionnelles (les bruts moyens et légers). À l’heure actuelle, presque 60 % des bruts extraits dans le pays sont lourds et extra-lourds ; ceux-ci sont plus chers et, pour que l’investissement soit rentable, il faut que les prix soient élevés et relativement stables ;
2. l’instabilité des prix internationaux du pétrole, qui rend à son tour instable l’économie vénézuélienne déjà fragile et dépendante ;
3. les changements survenus au niveau des groupes de pouvoir du monde pétrolier international, où sont devenus très importants des producteurs qui ne font pas partie de l’OPEP, comme le Canada (grâce aux sables bitumineux d’Alberta) ou les États-Unis (grâce à l’essor du pétrole de schiste). Il en découle également une perte d’influence de l’OPEP ;
4. les effets tardifs de la dénommée « maladie hollandaise », qui aggrave les facteurs de vulnérabilité de l’économie nationale, en raison de la dépendance pétrolière (96 % des exportations), de la dépendance extrême de l’importation d’aliments, et des déséquilibres croissants entre l’indice des prix à la consommation intérieure, les revenus du pétrole et les mécanismes de distribution.
Ces facteurs parmi d’autres ont supposé un dilemme historique quant à la direction et aux modalités que devait prendre le modèle de développement. Depuis 2005 au moins, le gouvernement national, avec Hugo Chávez d’abord et avec Nicolás Maduro à présent, a proposé de relancer l’économie nationale en stimulant l’extraction des bruts extra-lourds dans la Ceinture pétrolière de l’Orénoque (FPO, Faja Petrolífera del Orinoco). Le but du projet serait de porter l’extraction de pétrole à 6 millions de barils par jour pendant les 10 prochaines années ; la FPO y contribuerait avec 4 millions de barils (elle en produit environ 1,2 millions à l’heure actuelle).
À l’époque, cette proposition a soulevé très peu d’objections, de la part des partisans du gouvernement national mais aussi des partis de l’opposition qui, dans leurs programmes de gouvernement, formulaient exactement le même objectif.
Or, les facteurs précédemment mentionnés font que ce pari ne semble pas être en mesure de résoudre le problème historique où se trouve le système national d’accumulation de capital. Cette constatation a beaucoup contribué à ce qu’on accorde à l’industrie minière une importance sans précédent dans l’histoire du Venezuela.
En 2011, le président Chávez a parlé pour la première fois du méga-projet dénommé « l’Arc minier de la Guyane », rebaptisé plus tard « Arc minier de l’Orénoque ». Il s’agit d’une vaste ceinture de gisements de minerais de 111 843,70 km2 (soit 12 % du territoire national, la superficie de Cuba) qui se trouve au sud du fleuve Orénoque, dans la zone dénommée l’Amazonie vénézuélienne. Le projet consiste à exploiter l’or, les diamants, le fer, le coltan, la bauxite et d’autres minerais ; il a été présenté comme un « pôle de développement » dont fait partie la Ceinture pétrolière de l’Orénoque (ce qui représente au total 175 000 km2).
La crise extraordinaire qui a démarré en 2013 semble avoir ouvert les portes à une période d’accumulation plus vorace, avec l’application d’un extractivisme flexibilisé qui relancerait non seulement l’Arc minier de l’Orénoque mais tout un ensemble de projets d’extraction dans de nouvelles régions, qu’il s’agisse de zones très bien conservées, de régions peu atteintes ou d’autres zones où des processus de dégradation sociale et environnementale seront intensifiés comme jamais auparavant.
Les disputes géopolitiques pour les ‘ressources naturelles’ et la guerre commerciale potentielle entre la Chine et les États-Unis contribuent fortement à cette intensification de l’extraction. Avec des capitaux chinois surtout mais aussi grâce à la présence croissante d’autres transnationales comme la société canadienne Barrick Gold, on négocie l’exploitation de nouveaux gisements miniers et l’élargissement d’autres plus anciens, en assouplissant et en déréglementant les conditions nationalistes traditionnelles de fonctionnement qui sont en place depuis l’instauration du gouvernement d’Hugo Chávez en 1999.
Un exemple en est la création, fin 2014, des « Zones économiques spéciales », qui implique une libéralisation intégrale de certaines zones du territoire national afin d’éliminer les obstacles qui empêcheraient un développement accéléré de ces régions, ce qui implique à son tour de transférer une part de souveraineté à des capitaux étrangers qui pourraient ainsi gérer ces zones presque sans aucune restriction.
Le nouveau rebondissement de l’industrie minière au Venezuela est visible dans le projet de certification de toutes les réserves minières nationales, que le gouvernement a entrepris à partir de 2012 avec l’aide de grandes entreprises chinoises comme la Citic Group Corporation. Il s’agit de formaliser la quantification de toutes ces réserves afin de mettre en marche ce que le président Maduro a dénommé le « moteur minier » et qui a été lancé en février 2016, dans le cadre du « Programme économique bolivarien ».
En plus du méga-projet de l’Arc minier de l’Orénoque, il est prévu de récupérer et de développer l’extraction de charbon dans la Sierra de Perijá (à Carbozulia, dans l’État occidental du Zulia), de récupérer également les mines de nickel du sud de l’État d’Aragua (Loma de Níquel), et de relancer des initiatives minières plus petites dans tout le pays, comme les mines de silice dans la commune de Torres de l’État de Lara.
En bref, il s’agit d’une réorganisation géo-économique considérable du territoire national, qui implique une pénétration étendue et intensive de nouvelles frontières d’extraction. Ainsi, l’industrie minière d’envergure jouerait un nouveau rôle historique et l’Amazonie vénézuélienne se verrait confrontée à une nouvelle menace qui aurait de graves conséquences pour la vie de milliers de Vénézuéliens et de Vénézuéliennes.
Conséquences et résistances indigènes et populaires
Les effets négatifs de l’activité minière sont bien connus, et il existe à l’heure actuelle des preuves abondantes de ses conséquences. Le degré d’intensité d’extraction proposé pour le projet de l’Arc minier de l’Orénoque n’a pas de précédent dans l’histoire du Venezuela, et serait appliqué dans l’une des régions les plus riches en biodiversité du pays et qui, en plus, est celle habitée par le plus grand nombre de peuples indigènes. D’autre part, ces régions subissent déjà les assauts de l’extraction minière illégale qui s’est considérablement accélérée au cours des dix dernières années.
Les grandes mines à ciel ouvert de l’Arc minier de l’Orénoque entraîneraient un déboisement et une perte de biodiversité énormes. De même, les grands volumes d’eau qui seraient utilisés, par exemple, pour obtenir de l’or, et la forte pollution due à l’emploi de cyanure, d’arsenic et d’autres substances toxiques, menacent une bonne partie des rivières qui constituent le bassin de l’Orénoque, l’une des principales réserves d’eau du pays. Des plaintes semblables ont été portées quant à la pollution que l’extraction de charbon provoquerait dans les rivières qui alimentent les principaux lacs de l’État du Zulia où habitent des millions de personnes.
Des atteintes à la souveraineté alimentaire des populations touchées par les activités minières ont déjà été constatées (comme la diminution de l’eau nécessaire à l’agriculture et à l’élevage pratiqués par les producteurs locaux, ou la mort par le mercure des poissons dont se nourrissent de nombreux peuples indigènes de l’Amazonie vénézuélienne). On constate de même que des zones d’extraction et des zones frontalières sont militarisées et que les peuples indigènes subissent des violences, en plus des menaces que représentent les réseaux de mines illégales qui fonctionnent dans la région. Les peuples indigènes sont les groupes les plus touchés et les plus menacés par la reprise de l’activité minière.
De façons diverses et avec des objectifs parfois différents, les peuples originaires commencent á résister. Par exemple, les Yek’wana et les Sanemá du bassin du Caure se sont déclarés opposés à l’Arc minier de l’Orénoque ; ils dénoncent le fléau des mines illégales et luttent contre elles sur leurs territoires. Une réaction semblable a lieu chez les peuples indigènes amazoniens qui appartiennent à la Coordination d’organisations indigènes de l’Amazonie vénézuélienne (COIAM).
À leur tour, les Yukpa et les Wayuu de la Sierra de Perijá s’opposent fermement à l’expansion des mines de charbon. Chez les Pemón on trouve, d’une part, ceux qui se mobilisent contre les envahisseurs de leur territoire tout en pratiquant parfois l’extraction (comme ceux d’Alto Paragua ou d’Urimán), d’autre part ceux qui s’opposent carrément à cette activité (comme ceux du fleuve Carrao).
Bien que la résistance des peuples indigènes se soit manifestée avec violence ces dernières années, parfois par des actions directes (comme la rétention de militaires par les indigènes pemón et par ceux du fleuve Caura), ces peuples originaires sont en grave danger, décimés par les maladies, les déplacements ou la violence exercée contre eux. En 2013, le cacique yukpa Sabino Romero, leader de la résistance de son peuple, a été assassiné sans que l’on sache encore quels ont été les auteurs intellectuels de ce meurtre. Ces derniers mois, des leaders indigènes de l’Amazonie vénézuélienne ont été tués également par des agents de l’extraction minière illégale.
L’officialisation du projet de l’Arc minier de l’Orénoque au moyen du décret 2248 du 24 février 2016 a donné lieu à une reformulation de la question environnementale dans le pays, et au renforcement de la cause écologiste dans les mobilisations sociales (comme c’est arrivé en 2011 en Bolivie avec l’affaire Tipnis, et au Pérou en 2009 avec le ‘Baguazo’). La campagne contre le projet a réussi à réunir des acteurs politiques divers, créant ainsi une communauté critique de l’extractivisme très intéressante, quoique les mobilisations semblent avoir perdu de l’élan depuis les derniers mois de 2016.
Ce qui est certain, c’est que la grave situation de crise que traverse le pays fait que ces luttes se déroulent dans un contexte très complexe, de sorte que le panorama est assez embrouillé et qu’il devient difficile de résoudre le problème. Il faut pourtant reconnaître que cette situation offre aussi des possibilités à la naissance de nouvelles formes d’organisation, de valorisation sociale et de lutte. La situation alarmante dans laquelle se trouvent la société et l’environnement du pays, les conflits territoriaux croissants et la destruction écologique qu’annonce le rebondissement de l’extraction minière au Venezuela vont probablement créer les conditions nécessaires à une re-politisation de l’accès, l’utilisation et la gestion des biens communs.
Emiliano Teran Mantovani
Sociologue et écologiste politique vénézuélien, membre du réseau Oilwatch Amérique latine et promoteur de l’Observatoire d’écologie politique du Venezuela.
(1) Nous avons présenté, au mois de mai, une analyse détaillée de la situation actuelle au Venezuela : http://www.alainet.org/es/articulo/184922.