De quelle sorte de développement s'agit-il ? Si le gouvernement s'intéresse au développement, il devrait y faire participer les gens, pour que nous puissions être concernés par lui et en tirer profit. Mais dans ce type de développement, les gens perdent sur tous les tableaux.
(Extrait d'une discussion avec les habitants d'un village touché par la concession de Pheapimex dans le district de Krakor, Pursat, Cambodge. Mars 2010.)
Au Cambodge et en République démocratique populaire lao, l'exploitation accélérée et intensive de la terre et des ressources naturelles par des investisseurs étatiques et privés est en train d'aggraver l'insécurité foncière, le manque de terre, la destruction écologique, la migration forcée et la pauvreté.
Dans les deux pays, plus de 70 % de la population habite à la campagne où elle pratique l'agriculture de subsistance et la pêche artisanale. Le Laos est riche en ressources naturelles et en diversité biologique, et il possède de superbes paysages où alternent les fleuves, les montagnes, les forêts, les plateaux et les plaines alluviales. Il abrite environ 10 000 espèces d'animaux, de plantes, d'insectes et de poissons, dont beaucoup sont en train de disparaître à cause de la disparition de leur habitat. C'est aussi un point névralgique mondial en ce qui concerne le riz, grâce à la variété des semences traditionnelles et aux connaissances indigènes sur la culture et la résistance de cette céréale. Le Cambodge contient près de 10,7 millions d'hectares de forêts tropicales de divers types, qui diminuent rapidement sous l'attaque de tronçonneuses et de bulldozers. Ses paysages sont modelés par de nombreux ruisseaux, lacs, fleuves et marais où se multiplie une grande variété de poissons et de mollusques. Le célèbre Tonle Sap, le plus grand lac d'eau douce du Sud-Est de l'Asie, dont la superficie se multiplie presque par trois pendant la mousson, se trouve dans ce pays.
Or, dans les deux pays le développement devient synonyme d'investissement privé. Comme dans beaucoup de pays asiatiques, le modèle de développement dominant se centre sur l'intégration avec les marchés régionaux et mondiaux, ainsi que sur la croissance économique rapide, quelles qu'en soient les conséquences écologiques et sociales. L'investissement privé est recherché pratiquement dans tous les secteurs de l'économie, qu'il s'agisse d'énergie, de pétrole, de minéraux, d'agriculture, de traitement d'aliments, d'éducation, de santé, de tourisme, de manufacture, de produits pharmaceutiques, de transport ou d'infrastructure urbaine. Les deux pays dépendent beaucoup de l'aide étrangère qui, le plus souvent, s'accompagne de possibilités d'investissement pour des entreprises des pays donateurs. Les plans de développement nationaux augmentent grâce à des arrangements économiques proposés par des institutions et des groupes multilatéraux tels que la Banque asiatique de développement (BAsD), le Groupe Banque mondiale et l'Association des nations de l'Asie du Sud-Est (ANASE).
Au cœur de la plupart des grands projets d'investissement se trouve l'exploitation de la terre, de l'eau, des minéraux et du potentiel agricole. Le gouvernement du Laos présente le pays comme une destination désirable pour les investisseurs, en mentionnant parmi ses avantages l'abondance de ses ressources naturelles, ses vastes étendues de terres fertiles, une industrie touristique florissante, la disponibilité d'énergie, le faible risque de catastrophes naturelles, la stabilité politique et l'accès privilégié à l'Union européenne et à plusieurs autres marchés. Le Gouvernement royal du Cambodge offre de généreuses incitations aux investisseurs étrangers : location de terres de longue durée à vil prix, exemption d'impôts, peu de restrictions aux importations et rapatriement des bénéfices.
Les plantations agro-industrielles sont devenues un fléau au Cambodge et au Laos. Des millions d'hectares de terres agricoles, forestières et communales ont été transférés à des entreprises étatiques ou privées pour y cultiver des hévéas, des pins, des acacias, des eucalyptus, des bois durs, du maïs, du manioc et de la canne à sucre. Le dernier inventaire réalisé par LICADHO, une organisation cambodgienne pour les droits de l'homme, montre que 3 936 481 hectares ont été donnés en concessions économiques et minières, dont 2 036 170 hectares pour des plantations agro-industrielles d'hévéas, de manioc et de canne à sucre. Ces concessions couvrent presque 53 % des terres arables du pays, et 346 000 hectares sont situés dans des zones de conservation. Au Laos, l'inventaire réalisé en 2010 par l'Autorité nationale d'aménagement du territoire a montré que la superficie des concessions économiques était de 1 400 000 hectares où avaient lieu plus de 760 projets, dont des plantations surtout d'hévéas et d'eucalyptus couvrant plus de 375 000 hectares.
Les investisseurs proviennent de l'Inde, du Vietnam, de Chine, de Thaïlande et de régions plus lointaines également, comme Singapour, Corée du Sud et Australie. Ces investissements ont été présentés par de nombreux bailleurs de fonds bilatéraux (la BAsD, la Banque mondiale) et par des sociétés conseil privées, comme un moyen de maximiser la rentabilité économique des forêts « dégradées » et des terres « inexploitées » ou « sous-exploitées », d'accroître le reboisement et d'atténuer la pauvreté. Ces derniers temps, d'autres méthodes pour obtenir des revenus de l'extraction de ressources naturelles sont proposés dans le cadre de « l'économie verte ».
Fin mars, le Cambodge, le Laos, la Birmanie, la Thaïlande et la Chine ont signé un pacte pour augmenter le commerce entre eux ; la vente de caoutchouc à la Chine en est la clef de voûte. Le Cambodge possède déjà 204 800 hectares de plantations d'hévéas, avec des concessions pour une durée de 70 ans, et le projet de les élargir jusqu'à 300 000 hectares d'ici 2020, surtout pour l'exportation en Chine. Au Laos, cet accord fait partie du plan national de développement agricole, et le contrat couvrira près de 270 000 hectares de plantations d'hévéas.
Or, les preuves s'accumulent pour montrer que ces concessions économiques apportent peu ou point de bénéfices à l'économie nationale, et qu'elles ont en revanche de graves effets sur les moyens d'existence et sur les économies des communautés locales, aggravés par des violations des droits de l'homme et par la destruction de divers paysages, forêts et écosystèmes indigènes. Les plantations exigent l'emploi intensif d'engrais chimiques, d'insecticides et d'herbicides qui dégradent les sols et les rendent arides, et qui empoisonnent les aquifères et les sources d'eau superficielle. Beaucoup de plantations s'accompagnent d'usines de traitement situées à proximité, qui consomment d'énormes volumes d'eau et d'énergie, alors que les communautés locales n'en disposent pas.
Les concessions économiques ont déplacé les peuples de leurs villages, de leurs champs, de leurs forêts et de leurs occupations traditionnelles. Dans bien des cas, les communautés sont forcées de se réinstaller ailleurs. Lorsque les habitants peuvent rester dans leurs villages, ils ne sont pas autorisés à utiliser les forêts environnantes et les terrains communaux pour nourrir leurs animaux, puisque ces terres appartiennent maintenant à des investisseurs ; il est courant que les concessions empiètent sur les terres et les forêts communales. Les communautés du Sud du Laos ont dénoncé que des entreprises avaient clôturé leurs pâturages, affirmant qu'ils faisaient partie de leurs concessions. Dans la zone des plantations de Pheapimex, située dans les provinces cambodgiennes de Pursat et de Kampong Chnang, la population signale la perte de forêts communautaires, de sources d'aliments sauvages, de réserves d'animaux rares, de sites spirituels sacrés, de ruisseaux et de sources d'eau, de pâturages, de rizières et même de maisons et de villages. D'après une femme d'un village concerné,
« Les forêts que l'entreprise est en train d'abattre ne sont pas dégradées ; ce sont des forêts où nous obtenons des aliments, des racines, des plantes médicinales et d'autres choses pour vivre. Nous avons protégé ces forêts pendant des décennies. Maintenant, l'entreprise va les déraciner, elle va tout prendre ; elle va vendre le bois noble et arracher toutes les plantes. Rien n'y poussera de façon naturelle. Ce que l'entreprise va planter dans cette zone ne sera pas une forêt, ce seront des arbres dont nous ne pourrons même pas manger les feuilles. (Habitante de la commune d'Ansar Chambok, district de Krakor, province de Pursat, Cambodge, 9 avril 2010.)
Il est fréquent que les entreprises ne respectent pas les accords écrits, mais elles sont rarement censurées ou punies par l'État. Elles promettent des emplois, des écoles, des centres médicosociaux, des routes et d'autres installations, mais elles tiennent rarement leurs promesses, que l'expérience dément. D'après les villageois qui luttent contre l'entreprise Pheapimex à Kampong Chnang, au Cambodge, les gens qui travaillent dans les plantations le font dans de très mauvaises conditions : leurs sources d'aliments sont détruites, ils n'ont pas d'argent pour acheter de la nourriture et ils ne reçoivent que quelques bols de riz délavé après de longues journées de dure besogne. Ils passent des mois sans recevoir de paie. Les travailleurs rentrent chez eux écœurés, fatigués, affaiblis et sans argent.
Pour ceux qui sont dépossédés et déplacés par le développement fondé sur l'investissement, la survie représente une lutte de tous les jours. Les discours des autorités, des bailleurs de fonds et des financiers sur « l'investissement de haute qualité, écologiquement et socialement responsable », sonnent faux en l'absence de cadres réglementaires destinés à protéger le droit à la terre, aux ressources, à l'alimentation et aux moyens d'existence de la population rurale, et à punir les investisseurs qui ne respectent pas ces droits. La forte croissance économique à laquelle aspirent le Cambodge et le Laos au moyen de projets d'investissement agro-industriels sera atteinte au détriment de la population rurale, celle qui fait un apport réel à la société en produisant des aliments, en prenant soin des écosystèmes fragiles et en régénérant la diversité biologique et la richesse écologique. Pour aborder le développement de façon réellement responsable, les gouvernements devraient reconnaître et soutenir l'importance du rôle que jouent les communautés rurales dans le soutien de la sécurité alimentaire, des sources de revenus et de l'économie.
Shalmali Guttal, Focus on the Global South. Avril 2012.