Nouvelles politiques, vieux problèmes. Depuis les années 1970, la Banque mondiale s’est efforcée de définir une démarche à l’égard des forêts qui puisse réconcilier son engagement déclaré à l’égard de l’atténuation de la pauvreté et son système de promotion du « développement » par la croissance et la commercialisation directives. Les modèles de développement de l’économie de marché, fondés sur le droit à la propriété privée, ne s’entendent pas bien avec la foresterie conventionnelle. Depuis le dix-huitième siècle, le modèle dominant de « sylviculture scientifique », développé en Europe, s’est opposé au libre jeu des forces du marché en réservant des forêts pour les intérêts stratégiques définis par l’État. L’État a ainsi pris le contrôle des réserves forestières, considérées comme des ‘biens publics’, et exclu de ces forêts aussi bien les communautés locales que les industries destructrices, du moins en théorie. Les ministères des forêts, qui favorisent le contrôle étatique et la propriété publique, et les ministères de l’agriculture, qui favorisent la propriété privée et l’économie de marché, se sont toujours méfiés les uns des autres.
Ce modèle de « sylviculture scientifique » a été imposé pour la première fois en Birmanie par les Britanniques, dans les années 1840. Depuis, l’économie politique des forêts tropicales a été dominée par les rapports étroits et malsains de ceux qui travaillent dans les organismes étatiques, détenteurs de l’autorité sur les forêts, et les grands exploitants forestiers, prêts à soudoyer les premiers pour obtenir l’accès au bois. Ainsi, la « sylviculture scientifique » a non seulement favorisé la corruption et la collusion mais conduit à leur institutionnalisation, de sorte qu’une part substantielle des profits de l’exploitation forestière finance les politiciens, leurs réseaux patrimoniaux et, dans les soi-disant démocraties actuelles, les partis politiques. La corruption et l’exclusion sociale ont si profondément pénétré le secteur forestier que les objectifs de la science forestière – qui consistaient à réserver les forêts à la production de bois pour les industries stratégiques et à assurer le maintien des services environnementaux – ont absolument échoué. Les forêts ont été minées au profit économique et politique des élites commerciales, ce qui a eu de graves conséquences pour la société et l’environnement.
Non seulement ce genre de foresterie a été affligé d’inefficacités économiques – si déplaisantes pour les économistes de la Banque mondiale – mais il a imposé des coûts énormes aux communautés locales et aux peuples autochtones, dont les droits ont été niés au moment d’établir les réserves forestières étatiques, à tel point que la contradiction entre la foresterie et les pauvres est devenue trop flagrante pour que la Banque même puisse l’ignorer. Depuis les années 1980, la solution fournie par la Banque mondiale à ces problèmes a consisté d’une part à encourager l’adoption de mesures fondées sur le marché pour le système de concessions, telles que les appels d’offres, la transparence commerciale et l’élimination des barrières à l’exportation, tout en favorisant d’autre part la « foresterie sociale », généralement à l’extérieur des réserves. La « foresterie sociale », inspirée du modèle chinois des grandes plantations effectuées par les paysans sous la direction de l’État, était censée fournir à la population rurale au moins quelques produits forestiers. Pourtant, dans des pays plus capitalistes on a vite compris que ces plantations pouvaient servir à bénéficier les usines de pâte et l’industrie du papier plutôt que les agriculteurs locaux, qui étaient embauchés pour semer et surveiller la croissance des jeunes plants mais qui n’avaient que peu d’accès aux arbres arrivés à maturité.
Ce n’est qu’au milieu des années 1980 que la politique de la Banque mondiale à l’égard des forêts a été sérieusement attaquée par les mouvements pour la justice sociale et l’environnement. Lorsqu’il est devenu évident qu’elle finançait la destruction massive des forêts tropicales et des peuples autochtones – par le financement des programmes de colonisation, des plantations, des barrages, des mines, de la construction de routes et des agro-industries – la Banque mondiale a promis des réformes. Elle a instauré un nouveau service pour l’environnement, adopté ce qu’on a appelé depuis des « politiques de sauvegarde » (des procédures destinées à protéger les groupes sociaux et les environnements vulnérables contre les impacts les plus graves), et annoncé que son but était la promotion du « développement durable », oxymoron popularisé par la commission Brundtland.
Les ONG n’ont commencé à s’occuper vraiment de la politique forestière de la Banque mondiale qu’en 1986, après la présentation du Plan d’action forestier tropical (PAFT) qui, proposé par la Banque mondiale, la FAO, le PNUD et l’Institut des ressources mondiales, comportait de déverser une aide de sept milliards USD à la foresterie tropicale. L’histoire allait recommencer : davantage d’extraction commerciale, davantage de plantations sur le modèle de celles d’Aracruz au Brésil, davantage de foresterie sociale directive comme celle qui, en Inde, dépossédait les paysans et inondait les dénommés « déserts » d’un océan d’eucalyptus. La création du Mouvement mondial pour les forêts tropicales (World Rainforest Movement – WRM), lors d’une conférence internationale tenue en Malaisie en 1986, a été l’une des réactions des ONG en riposte au PAFT.
Il y a eu un tel tollé général, et les évidences révélées par les ONG ont été si accablantes, que le sommet du G-7 a demandé en 1990 la modification du PAFT et que celui est finalement tombé à l’eau. Pendant une courte période, les critiques des ONG ont été si fortes que, lorsqu’il est devenu évident qu’il n’y avait pratiquement aucun exemple au monde de gestion forestière durable dans les tropiques, la Banque s’est vue obligée d’adopter, en 1991, une politique forestière fondée sur l’application de la précaution à l’exploitation des ressources naturelles. N’existant pas de preuves suffisantes que l’exploitation des forêts tropicales puisse être durable, la nouvelle ‘Politique forestière’ a interdit à la Banque mondiale de financer des projets susceptibles d’endommager les forêts primaires humides.
La riposte du marché : diviser pour mieux régner. Malheureusement, les ONG ne sont pas restées fermes dans leur refus des modèles économiques de la réforme forestière. Il est vrai que certaines d’entre elles, comme le WRM, ont défendu des approches alternatives fondées sur la restitution des droits des peuples autochtones, sur la réforme agraire destinée à apporter la justice aux populations rurales et aux paysans pauvres sans terres, sur l’égalité des genres et sur l’autonomie. Mais beaucoup d’autres, y compris des organismes de conservation aussi importants que le WWF, ont été attirés par la possibilité de profiter des forces du marché pour stimuler le secteur privé à gérer « durablement » les forêts, ce qui, espéraient-elles, susciterait à son tour des réformes dans le secteur forestier. Le résultat immédiat a été la création, en 1993, du Forest Stewardship Council qui, tout en adoptant des principes et des critères pour la protection ferme des droits des communautés locales, des peuples autochtones et des travailleurs, a réhabilité la notion suspecte de « gestion durable des forêts ». En 1998, le WWF et la Banque mondiale ont annoncé qu’ils avaient constitué une nouvelle ‘Alliance pour la Forêt’ visant à obtenir, pour 2005, la certification de 200 millions d’hectares boisés dans les pays choisis par la banque. La Banque mondiale reprenait le jeu forestier.
Le problème qui se posait alors était que sa stratégie forestière de 1991 n’était pas vraiment compatible avec une vision commerciale des forêts. Mais les ONG n’étant plus d’accord entre elles, la Banque s’est embarquée en une manoeuvre complexe destinée à légitimer son retour à la promotion de l’abattage des forêts tropicales et à l’adoption de réformes centrées sur le marché. Elle a donc effectué une longue révision de la mise en oeuvre de sa politique forestière et de sa stratégie de développement, entrepris de nombreuses consultations régionales et commandé une série de documents analysant des questions aussi importantes que l’atténuation de la pauvreté, les peuples autochtones et la foresterie communautaire, pour arriver à la conclusion – contestée mais prévisible – qu’il était temps de revenir à la foresterie telle qu’elle était pratiquée dans les années 1970 et 1980 et de promouvoir des réformes de l’industrie forestière fondées sur le marché, tout en faisant de la « foresterie communautaire » pour montrer qu’elle n’oubliait pas le problème de la pauvreté. L’interdiction de financer l’extraction de bois dans les forêts tropicales anciennes a été levée, et le principe de précaution abandonné.
Or, la nouvelle stratégie et sa politique associée, adoptée en 2002, mettent encore plus qu’avant l’accent sur le marché. Elles prônent le nouveau commerce des services environnementaux, en plus du marché de bois d’oeuvre « vert », qu’elles entendent réussir par le biais de la certification volontaire. Le commerce du carbone est lui aussi favorisé, grâce au nouveau Fonds pour le biocarbone de la Banque.
Le bulletin nº 93 du WRM donne des informations détaillées sur les graves problèmes causés par les investissements récents de la Banque mondiale, auxquels la nouvelle politique a donné libre cours : la prolifération du financement de projets dangereux pour la société et l’environnement concernant les plantations, les agro-industries et les faux puits de carbone, et celle des programmes imposés de foresterie communautaire qui piétinent les droits des peuples autochtones. Pendant ce temps-là, on ne trouve nulle part des opérations forestières durables financées par la Banque qui soient un exemple de bonnes pratiques.
Le marché oui, les droits non. Si la vision mercantiliste de la Banque à l’égard des forêts n’étonne personne, son attitude à l’égard des droits de propriété des pauvres est, par contre, d’une incohérence tragique. Bien entendu, les ONG ont tendance à se battre pour la reconnaissance des droits fonciers des peuples autochtones et des communautés locales, au nom des droits de l’homme et de la justice naturelle, mais les économistes capitalistes tels que De Soto ont eux aussi souligné que le développement ne peut pas agir en faveur des pauvres sans un cadre juridique fort pour la protection des droits de propriété.
Adam Smith, le philosophe de l’économie de marché, avait déjà signalé au dix-huitième siècle que, pour que cette économie puisse fonctionner, l’État avait le devoir de protéger « autant qu’il est possible, chaque membre de la société contre l’injustice ou l’oppression de tout autre membre... », et d’établir « une administration exacte de la justice ». Smith concluait que l’autorité de la loi est nécessaire pour protéger la propriété privée, et qu’elle doit être appliquée de manière équitable pour ne pas susciter « l’indignation des pauvres » et pour éviter le risque que « le gouvernement civil, au lieu d’être institué pour la sécurité de la propriété, soit en réalité institué pour la défense des riches contre les pauvres » (Adam Smith, La richesse des nations).
Pourtant, la nouvelle ‘Politique forestière’ de la Banque mondiale tombe justement dans ce piège. La Banque mondiale signale qu’environ 1,2 milliard de personnes pauvres de par le monde dépendent des forêts pour avoir du bois de feu, de l’eau et d’autres éléments essentiels à leur subsistance. À l’intérieur de ce groupe, elle estime à 350 millions les personnes tributaires des forêts, et ne classe dans la catégorie de « populations autochtones » que 60 millions d’entre elles. Bien que la nouvelle politique forestière exige que les projets d’extraction forestière financés par la Banque garantissent « la reconnaissance et le respect de tous droits d’usage et droits fonciers, qu’ils soient fondés sur les lois ou sur la coutume », cette protection ne s’étend pas aux peuples atteints par d’autres projets financés par la Banque et qui affectent les forêts, tels que les barrages, les mines, les routes, les programmes de colonisation, les agro-industries et les plantations. Au lieu de s’attaquer à fond à ces problèmes, la Banque mondiale a dit qu’elle s’occuperait des questions foncières générales dans sa politique révisée sur les peuples autochtones, bien que cette politique ne touche qu’environ 5 % des personnes qui, d’après la Banque, dépendent des forêts. En effet, la Banque mondiale est prête à imposer sa politique fondée sur les besoins du marché pour le « développement » des forêts et des plantations, sans résoudre auparavant la question des droits fonciers des quelque 1,1 milliard de personnes qui dépendent des forêts pour leur bien-être.
De surcroît, la politique sur les populations autochtones, qui a finalement été adoptée par la Banque mondiale en mai 2005, n’offre qu’une protection très incertaine. Bien qu’elle soit légèrement meilleure que les versions préliminaires publiées pendant les quatre années précédentes, cette politique n’exige pas la reconnaissance des droits fonciers. Elle ne demande aux gouvernements emprunteurs que d’établir un « plan d’action » pour la reconnaissance légale des systèmes fonciers coutumiers existants, ou bien d’entreprendre un processus pour la transformation des droits coutumiers en droits de propriété, ou bien de prendre des mesures pour la reconnaissance légale de droits d’usage de longue durée.
Les peuples autochtones n’ont pas trouvé cette nouvelle politique satisfaisante. Une déclaration signée par nombre des principales organisations de peuples autochtones présentes à la réunion de l’Instance permanente de l’ONU sur les questions autochtones, qui s’est tenue en mai 2005, comportait les observations suivantes :
« La politique récemment révisée comporte des améliorations importantes dans plusieurs domaines, telles que l’exigence que l’exploitation commerciale des ressources culturelles et des connaissances des peuples autochtones concernés soit conditionnée à l’accord préalable de ces derniers. Néanmoins, nous restons profondément inquiets par l’absence de reconnaissance, de la part de ces Banques multilatérales de développement, des droits coutumiers de ces peuples autochtones sur leurs terres, territoires et ressources naturelles et de leur droit au consentement préalable et éclairé, et par leur atteinte aux normes internationales au profit des législations nationales. »
En particulier, les populations autochtones ont vu avec inquiétude que l’exigence de reconnaître le droit des communautés affectées au consentement préalable, libre et éclairé pour tout projet proposé sur leurs terres coutumières a été transformée en l’exigence d’une « consultation préalable, libre et éclairée » aboutissant à « l’adhésion de la communauté dans son ensemble ». D’après la nouvelle politique de la Banque, cette consultation (et l’évaluation de « l’adhésion de la communauté dans son ensemble ») doit être conduite par le gouvernement emprunteur ; elle ne prévoit pas que la communauté ait le droit de refuser le projet, et elle n’est vérifiée que par le personnel de la Banque mondiale à partir de l’examen des documents fournis par le gouvernement.
Tout ceci laisse une marge vraiment trop large pour l’imposition de projets qui ne respectent pas comme il faut les droits des peuples autochtones à leurs terres et à leur autonomie. Le militant canadien pour les droits autochtones, Arthur Manuel, a bien signalé :
« La consultation sonne bien mais ne sert à rien. C’est un mécanisme qui permet en définitive qu’on vole impunément la propriété des autochtones. Le consentement préalable et éclairé équivaut à la reconnaissance de notre territoire, de notre culture et de notre style de vie. »
Marcus Colchester, Forest Peoples Programme, adresse électronique : marcus@forestpeoples.org. Vous trouverez des informations supplémentaires sur les implications de la Politique forestière de la Banque mondiale à l’adresse : http://www.wrm.org.uy/acors/WB/brokenpromises.html. Pour des informations générales additionnelles voir : www.forestpeoples.org.