Cela fait des années que les gouvernements débattent des forêts et passent des accords « juridiquement contraignants » et « non juridiquement contraignants » dans le but déclaré de protéger les forêts du monde. Il peut donc être utile d’examiner ces accords du point de vue de l’aménagement communautaire des forêts, pour savoir quel est le rôle – si rôle il y a – assigné par les gouvernements aux populations qui habitent les forêts ou qui en sont tributaires.
Le Sommet de la Terre de 1992
La crise des forêts a été l’un des thèmes principaux à l’origine des inquiétudes mondiales ayant conduit à la convocation de la Conférence des Nations unies sur l’environnement et le développement (le Sommet de la Terre) qui s’est tenue à Rio de Janeiro en 1992. Néanmoins, ce que les gouvernements se sont engagés à faire au sujet des forêts (le chapitre 11 d’Action 21) était tout à fait insuffisant, comme l’étaient les Principes forestiers, sur lesquels ils n’ont pas accepté de prendre d’engagements. Si ces documents sont estimés si pauvres, c’est justement parce qu’ils ignorent presque entièrement la riche expérience des populations autochtones et des communautés locales dans l’aménagement des forêts.
Action 21, chapitre 11 : Lutte contre le déboisement
Action 21 (http://www.un.org/esa/sustdev/documents/agenda21/french/action0.htm) est un programme agréé au Sommet de la Terre pour traiter des problèmes environnementaux et sociaux auxquels l’humanité se trouve confrontée. Il contient 40 chapitres. Le chapitre 11 (http://www.un.org/esa/sustdev/documents/agenda21/french/action11.htm) est spécifiquement centré sur le thème de la déforestation. Ce chapitre est divisé à son tour en quatre domaines d’activité, le deuxième concernant l’« Amélioration de la protection, de la gestion écologiquement viable et de la préservation de toutes les forêts, et [le] verdissage des zones dégradées par des mesures de relèvement telles que la remise en état des forêts, le boisement et le reboisement ».
On pourrait supposer que c’est là que les communautés devraient figurer mais, malheureusement, il n’en est pas ainsi : elles ne se voient attribuer – au mieux – qu’un rôle marginal d’assistance, quand elles ne sont pas perçues comme faisant partie du problème.
Les mots « activités forestières communautaires » ne sont en fait utilisés qu’une fois, et seulement dans le cadre de « regénérer la végétation dans les zones appropriées de montagne, sur les hauts plateaux, les terres dénudées, les terres agricoles dégradées, les terres arides et semi-arides et les zones côtières ».
Comme exemple du rôle marginal d’assistance qui leur est assigné, le premier point de la section sur les « Activités liées à la gestion » établit que « les gouvernements, avec le concours du secteur privé, des organisations non gouvernementales, des communautés locales, des populations autochtones, des femmes, des services de l’administration locale et du public en général, devraient s’employer à entretenir et à accroître le couvert végétal partout où cela est écologiquement, socialement et économiquement possible, grâce à la coopération technique et à d’autres formes d’appui ».
Encore un exemple : le besoin de « la mise en oeuvre de mesures d’appui pour assurer l’exploitation rationnelle des ressources biologiques et la préservation de la diversité biologique et des habitants traditionnels forestiers, des habitants des forêts et des collectivités locales » n’apparaît que dans le cadre des systèmes d’aires protégées.
L’agriculture itinérante est mise en avant comme faisant partie du problème lorsqu’il est dit dans ce chapitre 11 qu’il faut « limiter l’agriculture itinérante ayant des effets destructeurs et s’efforcer d’y mettre fin » et rassembler « des données sur l’agriculture itinérante et d’autres agents de destruction des forêts ». La solution est simple : « apporter un appui [...] en particulier aux femmes, aux jeunes, aux exploitants agricoles et aux populations autochtones/agriculteurs itinérants, par des programmes de vulgarisation, la fourniture de facteurs de production et la formation. » Cependant, cette « solution » implique que l’agriculture itinérante n’est pas perçue comme un système traditionnel et rationnel utilisé par les communautés partout dans les tropiques, et que ces populations doivent être « formées » de manière à l’abandonner.
Les délégués gouvernementaux qui ont négocié ce chapitre n’étaient pas prêts à accepter que les communautés locales et populations autochtones se prennent en main, mais ils ont quand même reconnu qu’elles possédaient des connaissances. Ainsi, l’une des activités à mettre en oeuvre était de « développer et intensifier les travaux de recherche pour améliorer la connaissance et la compréhension des problèmes et des mécanismes naturels ayant trait à l’aménagement et à la remise en état des forêts, en ce qui concerne notamment la faune et ses relations avec la forêt ». Or, si ces communautés ont des connaissances sur les problèmes de leurs forêts, pourquoi ne sont-elles pas autorisées à les gérer ?
Les Principes forestiers
Les gouvernements n’ayant pas réussi, lors du Sommet de la Terre, à se mettre d’accord pour passer une Convention sur les forêts, ils ont fini par publier une « Déclaration de principes, non juridiquement contraignante mais faisant autorité, pour un consensus mondial sur la gestion, la conservation et l’exploitation écologiquement viable de tous les types de forêts ». La longueur du titre n’est pas proportionnelle à la profondeur du contenu. Comme dans Action 21, l’aménagement communautaire des forêts n’y est pas mentionné comme solution au problème de la déforestation.
En revanche, cette solution est considérée comme relevant des États, qui « ont le droit souverain et inaliénable d’utiliser, de gérer et d’exploiter leurs forêts [...] y compris la conversion de zones forestières à d’autres usages dans le cadre du plan général de développement économique et social et sur la base de politiques rationnelles d’utilisation des terres ».
Cela revient à dire que les gouvernements ont le droit souverain de détruire « leurs » forêts, ces forêts qui, dans les tropiques, appartenaient aux communautés locales bien avant la création des États modernes.
Bien entendu, les habitants des forêts peuvent – si le gouvernement le souhaite – être autorisés à participer : « Les gouvernements devraient encourager, en leur fournissant l’occasion, les parties intéressées, parmi lesquelles les collectivités locales et la population autochtone, l’industrie, la main-d’oeuvre, les organisations non gouvernementales et les particuliers, les habitants des forêts et les femmes, à participer à la planification, à l’élaboration et à la mise en oeuvre des politiques forestières nationales. » Malheureusement, les vrais gestionnaires des forêts sont non seulement mis dans le même panier que ceux qui les détruisent (l’industrie), mais ils ne peuvent en outre que « participer » aux décisions que le gouvernement prendra.
Les Principes forestiers vont un peu plus loin que le chapitre 11 d’Action 21 en ce qui concerne les communautés forestières, lorsqu’ils établissent que « les capacités autochtones et les connaissances locales appropriées en matière de conservation et d’exploitation écologiquement viable des forêts devraient, grâce à un appui institutionnel et financier et en collaboration avec les populations des collectivités locales intéressées, être reconnues, respectées, enregistrées, perfectionnées et, le cas échéant, utilisées dans l’exécution des programmes. Les avantages découlant de l’utilisation des connaissances locales devraient en conséquence être équitablement partagés avec ces populations ». Une fois de plus, la même question se pose : si les populations autochtones ont des connaissances si importantes, pourquoi ne pas les charger de la gestion de leurs forêts ?
Les processus des Nations unies dans le domaine des forêts
En 1995, la Comission du développement durable des Nations unies établit le Groupe intergouvernemental sur les forêts (GIF) qui, en 1997, présenta une série de Propositions d’action concernant la conservation des forêts . Par la suite, le Conseil économique et social mit en place le Forum intergouvernemental sur les forêts (FIF), qui culmina ses travaux en 2000 par la présentation d’une série complémentaire de propositions d’action. Sans être juridiquement contraignantes, ces propositions étaient le résultat de longues négociations que les gouvernements avaient accepté de mener.
Ni le GIF ni le FIF ne situent les forêts communautaires au coeur de la solution à la crise des forêts. Bien qu’ils incluent certains aspects qui étaient tout à fait absents dans le processus de Rio, ils sont nettement insuffisants pour ce qui est d’impliquer les collectivités dans la conservation des forêts. A cet égard il est intéressant de noter que, si le GIF contient bien une section sur les « mesures proposées pour renforcer les investissements du secteur privé », aucune de ses sections n’est consacrée au renforcement de la gestion communautaire des forêts.
Les propositions du GIF incluent des énoncés positifs au sujet de « la reconnaissance et le respect des droits coutumiers et traditionnels des populations autochtones, des communautés locales et des habitants des forêts et propriétaires forestiers entre autres » et « la stabilité des régimes de propriété foncière », qui constituent à notre avis les points de départ essentiels du renforcement de la gestion communautaire des forêts. Pourtant, le GIF atténue ces paroles en ajoutant que les pays sont encouragés à ce faire « conformément à leur souveraineté nationale, à leur situation spécifique et à leur législation nationale ». L’interprétation à donner de ce langage de l’ONU est que les pays dont la législation ne reconnaît pas les droits coutumiers peuvent se servir de cette excuse pour ne pas les respecter, et que la « souveraineté nationale » sera le prétexte à rejeter toute pression internationale dans ce sens.
Les gouvernements sont, bien entendu, « encouragés » à faire en sorte – « le cas échéant » – que « les populations autochtones, les habitants des forêts, les propriétaires forestiers et les communautés locales [...] participent largement à la prise de décisions importantes concernant la gestion des terres forestières domaniales se trouvant dans leur environnement immédiat, dans le contexte de la législation nationale », ce qui ne fait aucun sens dans la grande majorité des pays tropicaux, où la législation considère comme des terres domaniales les terres où ces communautés ont vécu depuis des temps immémoriaux.
L’article 40 met fortement l’accent sur les connaissances traditionnelles dans le domaine des forêts (CTDF), sans pour autant les considérer comme une raison de céder l’aménagement des forêts aux détenteurs de ce savoir. Au contraire, les CTDF sont perçues comme quelque chose de très utile qui devrait être transféré aux experts gouvernementaux pour la planification, le développement et la mise en oeuvre des politiques et programmes forestiers nationaux. Bien entendu, pour les délégués gouvernementaux les connaissances sont de l’argent (grâce aux droits de propriété intellectuelle), et ils consacrent donc de nombreux points du rapport à discuter de la manière de partager cet argent, et avec qui.
Là où les peuples autochtones, les habitants des forêts et les collectivités locales se voient attribuer un rôle plus important, c’est dans les cas les plus difficiles (et les moins attrayants du point de vue économique), tels que les pays à faible couvert forestier, où il est conseillé de « mettre l’accent sur la régénération naturelle des parcelles dégradées en associant entre autres les populations autochtones, les collectivités locales, les habitants des forêts et les propriétaires de forêts à leur protection et à leur aménagement ».
Le GIF ne va pas au-delà d’« inviter » les gouvernements (en employant le terme le plus faible possible du langage de l’ONU) « à envisager d’aider les populations autochtones, les collectivités locales, les autres habitants de la forêt, les petits propriétaires forestiers et les communautés qui sont tributaires de la forêt pour leur subsistance en finançant des projets de gestion forestière durable et des activités de renforcement des capacités et de diffusion de l’information, et en encourageant toutes les parties intéressées à participer directement à la planification des politiques forestières et aux débats sur cette question ».
Le Forum intergouvernemental sur les forêts (FIF), successeur du GIF, ne fit pas grand chose pour la mise en oeuvre des propositions de ce dernier, auxquelles les nouvelles mesures proposées n’ajoutèrent non plus rien de substantiel.
A l’égard du thème qui nous occupe, l’un des rares points méritant d’être soulignés est celui qui encourage les gouvernements à « promouvoir une législation et/ou des mécanismes appropriés en matière de propriété foncière pour définir clairement la propriété des terres ainsi que les droits des communautés et propriétaires forestiers autochtones et locaux, afin de favoriser une utilisation durable des ressources forestières, en tenant compte de la souveraineté de chaque pays et de son cadre juridique ». Mais ici encore, c’est le terme le plus faible qui est utilisé (« promouvoir »), complété par les allusions habituelles à la souveraineté et à la législation nationale qui permettent aux gouvernements d’ignorer la mesure proposée.
La même faiblesse est présente dans l’énoncé d’une autre proposition apparemment positive qui encourage à « appuyer et promouvoir la participation des communautés à la gestion durable des forêts par le biais de conseils techniques, de la mise en place d’incitations économiques et, le cas échéant, par l’institution de cadres juridiques ». Les deux derniers mots (« cadres juridiques ») se voient dilués par l’addition de « le cas échéant ». Le cas va-t-il échoir un jour ?
Le Sommet mondial pour le développement durable
Le Sommet mondial pour le développement durable (SMDD) s’est tenu à Johannesburg, en Afrique du Sud, durant les mois d’août et septembre 2002. Dix années après le Sommet de la Terre, les forêts continuaient de disparaître : ce qu’il fallait, c’était une approche différente du problème. Or, il n’en a rien été, et la section du rapport du SMDD consacrée aux forêts (http://ods-dds-ny.un.org/doc/UNDOC/GEN/N02/636/94/PDF/N0263694.pdf?OpenElement) est probablement la plus faible des quatre que nous avons entrepris d’analyser.
Il y a pourtant une exception à remarquer dans l’article 45 (h), où les gouvernements s’engagent à « agir à tous les niveaux » pour « reconnaître et soutenir les systèmes autochtones et communautaires de gestion forestière de manière à assurer une participation pleine et efficace des populations locales ou autochtones à la gestion durable des forêts ».
Il s’agit là de la première (et de la seule) déclaration claire des gouvernements à ce sujet.
Elle pourrait être considérée comme un grand progrès, et constituer le point de départ d’une action des gouvernements vers la conservation des forêts. Pourtant, le fait qu’elle figure dans le paragraphe « h » (et non dans le « a ») montre déjà qu’il ne s’agit pas là d’une question prioritaire. Quoi qu’il en soit, les défenseurs des forêts ont tout intérêt à garder cet article présent à l’esprit lorsqu’ils ont affaire aux processus et aux acteurs internationaux dans le domaine des forêts, pour s’assurer qu’il en est pris compte.
Conclusions
La conclusion évidente qui découle de l’analyse détaillée des principaux accords et processus internationaux est que l’aménagement communautaire est pratiquement absent de la vision gouvernementale de la conservation des forêts. Même l’article 45(h) du rapport du SMDD, que nous venons de souligner comme positif, n’est pas le résultat d’un changement d’optique des gouvernements, mais l’aboutissement des pressions exercées par le Caucus mondial sur la gestion communautaire des forêts, qui a réussi a l’introduire lors de la dernière réunion préparatoire du Sommet à Bali.
Il est pourtant évident que, dans la plupart des cas, ce sont les communautés qui protègent les forêts, le plus souvent en luttant contre les décisions gouvernementales qui ouvrent les forêts à l’exploitation abusive.
On a du mal à admettre que tant de délégués gouvernementaux – et leurs conseillers – qui débattent du problème depuis tant d’années, soient encore à ce point ignorants des causes de la déforestation et des agents de leur protection ou de leur destruction. Mais on comprend sans peine qu’ils aient choisi d’ignorer la réalité et de jouer le rôle attendu d’eux, qui consiste à favoriser les élites et les entreprises de leurs pays.
Cela expliquerait pourquoi des instances censées s’occuper des forêts ont tellement encouragé la plantation de monocultures d’arbres travesties en « forêts plantées » (une bonne affaire pour les entreprises), et tellement peu insisté pour qu’on s’attaque aux causes directes et sous-jacentes de la déforestation (dont les bénéficiaires sont aussi, au bout du compte, les entreprises). Cela expliquerait aussi pourquoi elles persistent à augmenter dans ce domaine les pouvoirs des gouvernements (qui ont complètement échoué à conserver les forêts), plutôt que d’augmenter les pouvoirs des collectivités locales qui peuvent et veulent protéger les forêts.
La conclusion générale semble donc être qu’on ne peut rien attendre des processus internationaux dirigés par les gouvernements, à moins qu’un mouvement forestier communautaire fort et issu de la base soit en mesure d’exercer une pression suffisante pour les pousser à changer de cap et à remettre la propriété et l’aménagement des forêts là où ils auraient toujours dû rester, c’est-à-dire entre les mains des communautés.