L’idée d’établir une série d’aires naturelles protégées, reliées par des zones tampons environnantes où se développent des activités de faible intensité, est sans doute attrayante. Ce serait un schéma susceptible d’assurer la continuité du paysage ou de l’habitat, et d’éviter le morcellement provoqué par des activités industrielles comme l’agriculture ou l’exploitation forestière à grande échelle, l’urbanisation ou des ouvrages tels que les routes et les barrages. C’est du moins ce que prône la lettre du projet dénommé Couloir biologique méso-américain (CBM).
Or, lorsqu’un tel projet apparaît dans une Méso-Amérique très inégalitaire, dans le contexte d’une ruée féroce des entreprises vers la captation de nouveaux marchés, tels que celui des ressources génétiques ou de l’eau, et d’une spoliation croissante des communautés qui ont permis la survie de la riche biodiversité de la région, des questions sérieuses se posent.
Les origines du CBM remontent à 1992, lorsque le Conseil centraméricain des aires protégées est chargé, dans le cadre du Sommet des Nations unies pour l’environnement (Sommet de la Terre) et de la Convention centraméricaine sur la biodiversité, de mettre en place le Système méso-américain de parcs nationaux et d’aires protégées « comme un véritable couloir biologique centraméricain ». Plus tard, l’Alliance centraméricaine pour le développement durable, approuvée en 1994, mentionne le développement de couloirs biologiques et d’aires protégées et prend acte de l’engagement des présidents à établir le Couloir biologique centraméricain. En 1994 également, l’université de Florida, Etats-Unis, sous les auspices du projet Passage Panthère, publie un rapport sur la faisabilité d’un couloir biologique en Amérique centrale.
L’accord formalisant le concept de Couloir biologique méso-américain a été signé en 1997. La région méso-américaine est constituée par les cinq Etats du sud du Mexique (Campeche, Chiapas, Quintana Roo, Yucatan et Tabasco) et les sept pays centraméricains : Guatemala, Belize, Honduras, El Salvador, Nicaragua, Costa Rica et Panama. Le projet est officiellement adopté lors du Sommet des présidents d’Amérique centrale, qui s’est tenu en juillet 1997 dans la ville de Panama, et sa mise en oeuvre est compétence de la Commission centraméricaine de l’environnement et du développement (le document du projet est disponible dans : http://www.biomeso.net/GrafDocto/PRODOC-CBMESPAÑOL.pdf ).
Le projet en question est circonscrit à une région spéciale de 768 000 km2 de terres et de paysages, qui est considérée comme l’une des plus riches en biodiversité de la planète – 10% ou 12% de toute la diversité biologique du monde, suivant la longueur qu’on lui reconnaisse – et qui est habitée par plus de 40 millions de personnes. Il s’agit du point de rencontre des deux biotes américains (le biote néo-arctique et le biote neó-tropical, respectivement au Nord et au Sud du continent). De ce fait, l’isthme devient un entonnoir où convergent les mouvements migratoires de toutes sortes d’espèces, d’individus biologiques et de gènes.
Le CBM surgit à un moment où la valeur de la biodiversité à l’échelle planétaire commence à être reconnue. Mais cette reconnaissance s’insère aussi dans un contexte où tout est rapidement transformé en marchandise. La captation de carbone et d’eau, la préservation des sols, la conservation de la biodiversité, le filtrage de l’eau, tout est présenté comme un « service environnemental » potentiellement rentable. La notion de « service environnemental » permet de créer un cadre économique très large, où l’on passe de la propriété collective fragmentée et de la petite propriété de ces services à la privatisation des aires naturelles protégées, les têtes de bassin, les lits des fleuves, les nappes phréatiques, les savoirs, les codes génétiques, etc., entre les mains des méga-entreprises. Les services environnementaux comprennent aussi la bioprospection, destinée à la préservation in situ d’espèces qui peuvent être privatisées ou commercialisées au moyen de brevets, et l’écotourisme.
C’est ainsi que la conservation devient une affaire de plus, mais également un prétexte attrayant pour la captation de fonds destinés au « développement durable », quel qu’il soit. Un aménagement territorial de l’Amérique centrale est établi, en fonction des services et des biens environnementaux pouvant être fournis par les écosystèmes que l’on prétend protéger. L’idée pourrait paraître intéressante, si ce n’était qu’il n’existe pas à ce jour de définition exacte du développement durable ; ce terme est devenu une chimère qui peut signifier n’importe quoi, au gré de celui qui l’utilise.
Ce qui est certain est que, comme en témoignent plusieurs organisations de la région, trois années après le début de ce projet de 16,6 millions de dollars les résultats ne sont pas du tout encourageants. Les aires protégées de la région sont toujours fortement menacées, et les projets pilotes promus par le CBM n’ont apporté à cette situation aucun changement de fond. Le fait que le projet ait été mis en place sans essayer de corriger les problèmes déjà connus porte à croire qu’il y a derrière lui d’autres intérêts que ceux de la conservation, et qu’il s’agit en fait de maquiller de vert le « développement » conventionnel.
La stratégie de la rémunération des services environnementaux est présentée comme une alternative économique pour les peuples d’Amérique centrale, accablés par le poids de dettes extérieures lourdes et historiques. Or, il ne faut pas perdre de vue que cette mercantilisation aurait lieu dans un contexte de « marché libre », où les multinationales sont avantagées par le fait que l’accumulation croissante de capital et de pouvoir leur permet le contrôle hégémonique de tout le cycle de production, transformation, commercialisation et distribution. Cette dynamique est continue, et c’est pour cela que les multinationales foncent maintenant pour s’approprier les codes génétiques, matière première de l’industrie de l’ingénierie génétique, et l’eau, qui deviendra une ressource stratégique du fait de sa rareté croissante.
D’autre part, il est important de situer le CBM dans le contexte du Plan Puebla Panamá (PPP), proposé par le président mexicain Vicente Fox et accepté par les autres chefs d’Etat de la région en 2001. Le PPP prévoit la construction de routes, ports maritimes, réseaux électriques, communications de fibre optique, barrages hydroélectriques, oléoducs, gazoducs, chemins de fer, aéroports, canaux secs et canaux d’eau, ainsi que des couloirs industriels et des usines. Ainsi, la région répondrait aux exigences du commerce et des marchés internationaux.
Dans ce cadre, il paraîtrait que la mise en oeuvre du CBM garantisse la conservation d’une zone mais laisse tout le reste sans protection et exposé à une utilisation non durable, ce qui se passerait si le PPP était appliqué. Mais, tôt ou tard, les activités prédatrices finissent par tout atteindre, car la conservation et la déprédation sont inconciliables. Il y a en outre une contradiction inhérente à la coexistence des deux projets, dans la mesure où le PPP prévoit un réseau de couloirs interocéaniques d’infrastructures qui interrompent à plusieurs endroits la circulation entre les biotes du Nord et ceux du Sud, qui circulent dans les couloirs biologiques trans-centraméricains. Les coupures qu’imposent les mégaprojets et les infrastructures (au canal de Panama, au Honduras et dans l’Isthme de Tehuantepec, principalement) s’ajoutent à toutes les destructions environnementales préalablement effectuées dans la région centraméricaine. Et pour augmenter le délire, on propose la coexistence des couloirs de conservation et de couloirs de plantations d’arbres, présentant ces dernières comme des zones de reboisement et comme puits de carbone.
Les populations de la région ont déjà eu d’amères expériences à propos des mégaprojets, qui ont provoqué des problèmes graves tels que la non-reconnaissance des asymétries économiques et sociales, l’affaiblissement des Etats, la privatisation des biens et des services publics, l’augmentation de la vulnérabilité des indigènes, des femmes et des jeunes, la subordination de la sécurité et de la souveraineté alimentaire, la croissance du secteur informel, la diminution de la protection sociale, le pillage des ressources naturelles, l’anéantissement des petits et moyens producteurs et celui de la production nationale en général.
Autant le CBM que le PPP bénéficient du financement de la Banque mondiale. Dans le cas du CBM viennent s’ajouter plusieurs pays donateurs, en particulier le Japon, les Etats-Unis et des pays européens, et la Banque interaméricaine de développement (BID), qui ont promis un apport de 470 millions de dollars pour la mise en oeuvre de projets nationaux et régionaux. Il est peu probable que la présence de ces organisations et de ces gouvernements soit due au hasard. Beaucoup d’argent circule autour de ces projets, qui donnent lieu à une foule d’études, de diagnostics et de consultations, et souvent à l’association avec des entreprises privées pour des activités de bioprospection et d’investissement dans des aires protégées. On ne peut pas ignorer qu’il y a de forts intérêts industriels et géopolitiques favorables au Plan Puebla Panamá et désireux de s’approprier une biodiversité dont on escompte des profits élevés.
Bien entendu, il existe également l’intérêt authentique de préserver la diversité, autant biologique que culturelle, et dans ce cas le CBM est perçu comme une alternative viable.
La discussion autour des bontés ou des méfaits du CBM doit donc tenir compte du type de développement à mettre en place dans la région. Si le modèle du Plan Puebla Panamá est victorieux, le CBM sera tout simplement un élément de plus dans l’ensemble du pillage et de la dégradation des ressources de la région. Si ce qui domine est une vision équitable du point de vue social et respectueuse de l’environnement, comme résultat de la participation informée, réelle et libre des populations locales, l’idée d’un système d’aires protégées qui joue le rôle de couloir biologique dans la région pourrait être un progrès important vers l’amélioration de la qualité de vie des gens et l’utilisation appropriée des ressources naturelles.
Article basé sur des informations obtenues dans : « PPP y corredor mesoamericano, otra forma de invasión externa », Angélica Enciso L., La Jornada, http://www.geocities.com/investigacion_rural/ ; “Comunicado de prensa del IV Foro Mesoamericano Por la Autodeterminación y Resistencia de los Pueblos”, 9 juillet 2003, http://www.4foromesoamericano.com/noticias.htm ; commentaires d’Andrés Barreda, UNAM - Universidad Nacional de México, adresse électronique: barreda@laneta.apc.org ; Piedad Espinosa, Trópico Verde, adresse électronique: mailto@tropicoverde.org , http://www.tropicoverde.org ; Magda Lanuza, Fundación Hijas e Hijos del Maíz, adresse électronique: elia35@yahoo.com