Dans le cadre de la gestion communautaire des forêts, les habitants locaux doivent nécessairement être sécurisés en ce qui concerne la possession de leurs terres afin qu'ils soient sûrs de percevoir le produit de leurs efforts. Et la cartographie communautaire peut se constituer en un outil puissant capable d'aider les communautés à considérer la question de leurs terres, à représenter leur système d'utilisation de la terre et à faire valoir leurs droits sur les forêts qu'elles cherchent à contrôler.
L'usage, de la part des peuples indigènes, des technologies de la géomatique appliquées à la cartographie leur permettant de montrer le lien qui les unit à leurs terres ainsi que d'organiser leurs revendications terriennes, est un phénomène relativement récent. Dans le Sud-Est asiatique, l'idée de base ainsi que la technologie ont été introduites au début des années 1990 et, depuis, la technique s'est rapidement généralisée. Des exercices cartographiques sont en train d'être réalisés au niveau communautaire en Inde, aux Philippines, en Malaisie, en Indonésie, en Papouasie-Nouvelle-Guinée, aux îles Salomon et en Thaïlande.
Les meilleurs exemples de projets cartographiques correspondent aux relèvements concernant l'usage de la terre et les frontières de leurs domaines réalisés par les membres eux-mêmes de la communauté. Les technologies employées varient énormément. Dans leur version la plus simple, comme dans le cas de la Thaïlande, les cartes sont tridimensionnelles, faites à la main, suivant les contours des cartes officielles élargies à échelle 1:15 000. Les membres des communautés locales peuvent peindre sur ces modèles les zones de végétation, les autoroutes, les informations concernant l'usage de la terre, les endroits peuplés, les limites des terres sujettes à revendication. Ces cartes ont prouvé être des instruments utiles à la mobilisation de la communauté, aux discussions locales à propos des réclamations de terres, à la planification de la gestion des ressources naturelles.
Autres exercices de cartographie utilisent des techniques géomatiques (principalement GPS) ou des techniques traditionnelles de relèvement afin de positionner les données sur les cartes. Même si ces techniques permettent aux membres de la communauté de décider ce qui sera inclus sur les cartes, ceux-ci sont généralement tributaires du personnel qualifié externe aux ONG qui prépare les cartes de base, enregistre les données du terrain sur celles-ci, ou sur ordinateur, imprime les cartes finales. Les technologies de pointe, telles que les systèmes d'information géographique - SIG, quoique permettant un usage plus subtil des couleurs, des couches et des groupes de données, augmentent la distance conceptuelle séparant les membres des communautés qui possèdent les connaissances indigènes et les designers des cartes. En conséquence, le contrôle communautaire et le sentiment de propriété rattaché aux cartes en question risque de se retrouver affaibli; par ailleurs, le risque existe également que les ONG fournissant le soutien technique considèrent que ce sont elles les propriétaires des cartes, se substituant ainsi aux habitants locaux.
Parmi les ONG qui soutiennent les peuples indigènes au cours des instances cartographiques, il y a une tendance croissante vers l'adoption de systèmes plus sophistiqués, poussées par leur propre soif de connaissances, la fascination de la technologie, la volonté d'anticiper et de dépasser les autorités gouvernementales. Le risque est que l'instance cartographique s'éloigne de plus en plus des priorités indigènes et se convertisse en une nouvelle forme d'annexion administrative, cette fois-ci de la part des ONG, contre lesquelles les peuples indigènes se verront obligés à lutter. Les accords mutuels clairs à propos de qui possède les droits de propriété intellectuelle des cartes en question (qui doivent être accordés aux communautés et non pas aux ONG) ainsi que la nécessité d'investissements majeurs dans la formation des leaders indigènes à la gestion des données et des nouvelles technologies, constituent une partie de la réponse à ce problème naissant.
Il y a beaucoup d'autres difficultés à surmonter sur le terrain, au moment de la réalisation des exercices de cartographie. L'une d'entre elles concerne le fait que les cartes en question tendent à figer ce qui en réalité est extrêmement mobile: des limites géographiques ainsi que des systèmes d'usage de la terre très fluides. Des lignes rigides sont tracées en tant que frontières là où il faudrait, en réalité, des limites floues et ambiguës. Les réalisateurs de cartes à Mindanao, au sud des Philippines, trouvent, par exemple, que certaines zones traditionnelles d'usage de la terre s'élargissent et rétrécissent suivant la saison. A Bornéo, les communautés se déplacent à mesure que les terres environnantes "s'épuisent". C'est pour cette même raison que les limites des territoires de chassent changent. Par ailleurs, les cartes incluent -de façon plus ou moins réussie- les concepts des réalisateurs de cartes de la communauté, mais excluent les concepts de ceux qui n'y participent pas, que ce soit des membres de la communauté (souvent des femmes) ou des zones en question (généralement des castes inférieures ou des groupes occupant une position sociale inférieure), ou des personnes étrangères à la communauté ou qui habitent aux frontières (communautés voisines). Le succès des initiatives cartographiques dépend aussi bien d'une préparation adéquate de la communauté à l'intérieur de la zone concernée que des accords préalables passés avec les groupes voisins à propos des frontières entre villages ou entre groupes ethniques. Cependant, ce problème a peut-être été exagéré et une solution assez répandue lorsqu'il existe des conflits de limites entre communautés consiste à indiquer les limites externes autour de toutes les communautés et à laisser la résolution des disputes concernant les limites internes pour le futur, à régler préférablement en fonction des lois et des procédures coutumières.
Dans la région, là où le processus cartographique des terres indigènes s'est développé davantage, c'est probablement aux Philippines, où près de 700 000 hectares de terres communautaires ont été cartographiés, d'un total de 2,9 millions d'hectares registrés jusqu'à maintenant par le gouvernement en tant que domaines ancestraux. L'expérience a posé de nombreux problèmes additionnels. L'un d'entre eux est que fréquemment, les zones et les limites traditionnels ne coïncident pas avec les limites administratives en vigueur. Les communautés peuvent découvrir ainsi qu'elles dépendent de plusieurs "barangay", districts, voire même juridictions provinciales, ce qui veut dire négociations compliquées lors de la régularisation de la possession. A différence des autres endroits, aux Philippines, les cartes réalisées par des ONG peuvent être acceptées par l'administration locale en tant que documents habilités sur lesquels il est possible de fonder les réclamations de terres au lieu d'être utilisées uniquement en tant que moyen de justification de ces réclamations qui est la forme la plus courante d'utilisation de ces cartes dans de nombreux endroits. Dans ce cas-là, il est nécessaire d'améliorer la précision des techniques de relèvement, ce qui nécessite une formation plus spécialisée des réalisateurs des cartes et implique une interaction plus étroite avec l'administration locale.
Les personnes concernées par la cartographie soulignent la nécessité de formation, de préparation et d'affermissement de capacité au niveau communautaire comme faisant partie intégrale de tout projet cartographique. Les réunions préparatoires, les ateliers et les visites sont essentiels à la réussite à long terme des exercices cartographiques. Recueillir un consensus au sein de la communauté à propos des objectifs et des moyens pratiques concernant le projet constitue le premier pas nécessaire à sa réalisation et certaines ONG exigent des décisions consensuelles comme condition nécessaire à leur participation en tant que soutien lors de la réalisation d'une carte d'une zone déterminée. Le contrôle communautaire et les sens de la propriété dépendent non seulement des accords formels -qui sont vitaux- mais également d'une formation minutieuse de certains membres de la communauté afin d'assurer qu'au moins quelques membres des communautés cartographiées seront familiarisés avec les détails de la technologie et son usage et pourront représenter les connaissances locales. Le principal point faible de nombreux projets est celui de fournir une formation limitée. Etant donné que les cartes sont seulement des outils participant d'un processus beaucoup plus long à travers lequel établir le contrôle d'une communauté sur ses terres et les ressources naturelles de celles-ci, l'utilité à long terme des projets cartographiques dépend également de la création adéquate de la capacité et de la mobilisation de la communauté. Un regret fréquemment exprimé est que les donneurs externes ne fournissent généralement pas suffisamment de fonds dans ce but car ils cherchent à obtenir des résultats rapides et visibles et ne désirent pas créer une dépendance -préoccupation qui est, par ailleurs, légitime-.
La cartographie participative est là pour y rester, faisant partie de l'ensemble de moyens mis en œuvre par le mouvement indigène. Les communautés ont découvert qu'elle constitue un outil puissant, aussi bien concernant le contrôle, l'organisation et la création de stratégies communautaires, que la transmission des idées locales vers l'extérieur. La cartographie peut aider à trouver une cohérence dans la communauté et à réaffirmer la valeur et l'importance du savoir-faire traditionnel ainsi qu'à récupérer le respect des anciens et des pratiques traditionnelles de gestion des ressources.
Un des acquis les plus importants du mouvement défenseur de la cartographie est probablement d'avoir fourni un outil afin que les leaders indigènes puissent aborder les sujets qui inquiètent la communauté, ce qui les aidera à maintenir les liens avec leurs gens au fur et à mesure qu'ils s'engageront dans des négociations politiques au niveau national. Les cartes ont également démontré être des outils d'une importance vitale pour les communautés indigènes qui doivent faire face aux impositions des projets de bûcheronnage, d'exploitation minière, de plantations et de conservation. A travers l'usage des cartes, les communautés et les ONG ont réussi à démontrer de façon concluante qu'il existe des superpositions entre les terres indigènes et les concessions accordées. Elles ont également été mises à profit afin de dévoiler l'incompétence des différents ministères concernés dont les cartes sont souvent erronées et ont causé ainsi des confusions terribles en superposant des juridictions et des concessions différentes.
L'enthousiasme initial pour la cartographie communautaire a fait qu'elle ait été considérée une baguette magique, capable de résoudre les conflits pour les terres et de promouvoir la gestion communautaire des forêts, tout en un. L'expérience a montré que la cartographie est juste un outil -qui peut s'avérer très puissant correctement utilisé- dans le cadre d'une bataille beaucoup plus longue dans le but de réformer les systèmes de propriété de la terre, l'auto-gouvernement indigène et les systèmes d'administration du gouvernement. Afin qu'elles soient efficaces, les activités cartographiques doivent être intégrées à des stratégies communautaires à long terme et doivent être clairement associées à des stratégies plus vastes de réformes légales, politiques et institutionnelles. Le verdict exprimé dans le sens où la "folie" cartographique a détourné l'attention d'autres questions urgentes telles que l'organisation politique, la réforme de la possession de la terre, les changements légaux nécessaires et les réformes des politiques nationales, est vrai, en quelque sorte. Cependant, les enseignements ont été vite retenus et un "mouvement" cartographique plus expérimenté et mûr est ainsi en train de naître.
Par Marcus Colchester, Forest Peoples Programme; courrier électronique: marcus@fppwrm.apc.org