En septembre 2014, Re:Common et le WRM ont mené une enquête sur une des initiatives de compensation de la biodiversité qui ont bénéficié de plus de publicité : celle de Rio Tinto dans le sud-est de Madagascar. Rio Tinto et ses partenaires du secteur écologiste affirment que la stratégie de conservation de la biodiversité de l’entreprise finira même par avoir un ‘impact positif net’, ce qui veut dire que la présence de l’entreprise dans la région sera, au bout du compte, avantageuse pour la biodiversité. Et ce malgré le fait que l’extraction d’ilménite dans la mine de Rio Tinto dévastera 1 600 hectares d’une forêt littorale rare, où habitent de nombreuses espèces que l’on trouve uniquement dans ce type de forêt de Madagascar. Cet ‘impact positif net’ sera le résultat d’une combinaison de mesures de conservation à l’intérieur de la concession minière, et de la compensation de la biodiversité à trois endroits différents.
Re:Common et le WRM ont visité les villages affectés par un des sites de compensation de la biodiversité, celui de Bemangidy-Ivohibe, situé près de 50 kilomètres au nord de la concession minière. Nous voulions savoir ce que les personnes le plus directement touchées par le projet pensaient de cette initiative pilote du secteur minier.
Les communautés n’ont pas été informées que le ‘projet de conservation’ était en fait un projet de compensation de la biodiversité
Ce que nous avons trouvé, c’est que les communautés avaient reçu très peu d’information sur ce qu’est la compensation de la biodiversité. On n’avait pas dit aux villageois que ce qu’on leur avait présenté comme un ‘projet de conservation’ était destiné en fait à contrebalancer la destruction d’une forêt littorale unique – et celle des moyens d’existence des familles qui en dépendent – à l’endroit où RioTinto QMM [1] extrait de l’ilménite, près de la ville de Fort-Dauphin, une cinquantaine de kilomètres au sud du site de compensation de Bemangidy-Ivohibe.
Par exemple, peu après notre arrivée dans un village, on nous a dit : « L’entreprise QMM a ici ce projet pour protéger la forêt, et ils font venir des étudiants de Tana [Antananarivo, la capitale de Madagascar] pour faire des recherches dans la forêt. Nous ne comprenons pas très bien ce que veut QMM. Ils sont en train de planter quelques arbres, voilà tout. Nous ne comprenons pas et nous vous serions très reconnaissants si vous pouviez nous donner davantage d’information sur leurs plans ».
Avant l’arrivée du projet de compensation de la biodiversité de Rio Tinto QMM, les villageois pratiquaient la culture itinérante pour produire leur nourriture de base, le manioc, à la lisière de la forêt. Parmi les restrictions que leur impose maintenant la compensation de la biodiversité à Bemangidy figure l’interdiction de planter du manioc en bordure de la forêt ou d’utiliser la forêt comme ils le faisaient auparavant.
La sécurité alimentaire en danger
Comme on leur a dit qu’ils ne pouvaient plus planter à la lisière de la forêt, les villageois ont commencé à chercher d’autres endroits à cultiver. Les dunes de sable étaient le seul endroit à leur disposition. Leurs champs sont maintenant à 3 ou 4 kilomètres des villages et, pour y parvenir, il faut près d’une heure de marche à travers de petites lagunes et des ruisseaux. Les villageois ont expliqué que, pendant la saison des pluies (de novembre à avril), le chemin est dangereux à l’aller et surtout au retour, quand ils rapportent leur récolte aux villages. En outre, Les sols sableux sont moins productifs que les champs en forêt, et la culture du manioc ne réussit pas bien. Les nouveaux champs de manioc ne produisent pas assez pour nourrir toutes les familles des villages.
Ainsi, rien qu’en matière de sécurité alimentaire la compensation de la biodiversité de Rio Tinto à Bemangidy s’avère désastreuse. Elle laisse les villageois sans leur aliment de base pendant la plupart de l’année, et les familles n’ont pas de revenus réguliers pour acheter de la nourriture. D’autre part, aucune des activités de rechange qu’on leur avait promises au début du projet n’a été mise en oeuvre dans des villages comme Antsotso, et les villageois attendent toujours d’être indemnisés pour la perte d’accès à leurs terres coutumières.
Les habitants de ce site de compensation de la biodiversité pensent que les restrictions leur ont été imposées sans négociation et sans prendre en considération leur situation. « Ils ne viennent pas nous demander, ils viennent nous dire », ont-ils commenté à plusieurs reprises pendant notre visite. Si on trouve quelqu’un en train de cultiver dans la forêt sans autorisation, ou dans des zones où toute exploitation est interdite, il devra payer une amende d’entre 50 000 et 1 000 000 d’ariarys (environ 15 à 300 euros). Pour replacer ces valeurs dans leur contexte, disons que plus de 75 % des Malgaches vivent avec moins de 2 USD par jour, et que le salaire minimum officiel était en 2015 de 125 000 ariarys (35 euros par mois). « Si vous ne pouvez pas payer l’amende, on vous emmène au Département forestier et puis en prison », a expliqué un villageois pendant une réunion de la communauté.
Des tactiques déplorables pour faire respecter les restrictions
Dans le but de faire respecter les restrictions sur l’utilisation de la terre dans les aires protégées et autour d’elles, les institutions de l’État et le secteur écologiste de Madagascar emploient des termes traditionnellement réservés à la prise de décisions concernant l’usage coutumier de la terre. L’emploi que font du mot dina les ONG écologistes en est un exemple.
Le dina appartient au système traditionnel appliqué pour réglementer l’utilisation coutumière de la terre, au sein de chaque communauté et entre les différentes communautés. La formulation d’un ‘dina’ implique une négociation entre ceux qui utilisent la terre pour décider comment peut être exploitée une zone déterminée. Pour cette raison, le degré de respect du ‘dina’ est souvent supérieur à celui d’un arrêté de l’administration. Naguère encore, le ‘dina’ n’était pas un document écrit : il n’avait pas besoin de l’être. Les personnes concernées avaient participé à la négociation et, ayant fait partie du processus, s’engageaient à respecter ce qu’elles avaient décidé ensemble.
Cependant, depuis dix ou vingt ans les autorités de l’État et les ONG écologistes ont commencé à appeler ‘dina’ des documents qui contiennent des normes écrites imposées aux communautés dans le cadre des projets de conservation. Un article spécialisé concernant le transfert de la gestion des aires protégées à Madagascar signale que les ‘dinas’ associés à ces transferts « reflètent le programme de l’institution (l’ONG et/ou le projet) qui soutient la réalisation du transfert de gestion, plutôt que les priorités de la communauté. Ils n’ont pas la flexibilité des règles traditionnelles et sont incapables de prendre en considération la situation économique particulière de ceux qui les enfreignent. Ils se centrent sur la répression et les sanctions, plutôt que sur les modalités d’extraction des ressources ». [2]
Les villageois ont mentionné aussi un ‘dina d’Asity’. Asity Madagascar est l’organisation qui représente BirdLife International dans ce pays, et elle est chargée de mettre en oeuvre le projet de compensation de la biodiversité de Bemangide-Ivohibe. Le ‘dina d’Asity’, ont-ils expliqué, interdit de faire du feu sur les flancs des montagnes, même lorsqu’il s’agit de brûler un champ en jachère pour le remettre en culture. Peu après notre visite de septembre 2015, un villageois a brûlé la végétation d’une de ces parcelles pour préparer la terre. Lors d’une réunion où l’on discutait des conclusions de l’enquête sur le terrain, les villageois ont expliqué qu’il est en difficulté et qu’il a besoin de terre pour cultiver du manioc. On lui a ordonné de payer une amende de 100 000 ariarys pour avoir fait du feu dans une zone où cela est interdit par le dina qui régit l’utilisation de la forêt dans le site de compensation de la biodiversité.
Au cours de réunions avec une ONG écologiste qui participe à la mise en oeuvre de la compensation de la biodiversité, nous avons appris que des méthodes déplorables avaient été utilisées pour faire respecter ces restrictions à l’utilisation de la forêt. Nous avons entendu parler des diverses méthodes et tactiques auxquelles on faisait appel « pour que le projet de compensation soit un succès ». Ces tactiques ne sont peut-être pas inhabituelles dans le secteur de la conservation, mais il est rare qu’on en parle aussi franchement.
On nous a dit que, comme Rio Tinto QMM avait entrepris le projet de compensation dans le but d’atteindre un ‘impact positif net’ sur la biodiversité, les ONG écologistes avaient l’obligation d’aider l’entreprise à réussir. Ce qui suit est une description de ce qui a été fait dans le cas du site de compensation de la biodiversité de Bemangidy-Ivohibe.
Pour présenter les activités de compensation de la biodiversité, le personnel d’Asity a fait une série de visites dans les villages de la périphérie du site de compensation, parfois avec des représentants de Rio Tinto QMM, parfois sans la présence de l’entreprise. Ces visites nous ont été décrites tantôt comme un moyen de mettre en œuvre le projet de compensation de façon participative, tantôt comme faisant partie d’un lent processus de persuasion. « Au fond, c’était du lavage de cerveau », nous a-t-on dit à un moment donné pendant la discussion. [3]
Au cours d’une première réunion, le personnel de l’ONG devait parler de l’importance de la forêt, pour présenter ensuite la compensation de la biodiversité, qui était décrite comme un projet de conservation. Puis il y aurait une dure critique des méthodes actuelles d’utilisation de la terre. Nous avons appris que les choses ne s’étaient pas bien passées dans toutes les réunions avec les communautés. Une réunion en particulier, à laquelle étaient présents les représentants de Rio Tinto QMM, nous a été décrite comme « un fiasco », en partie parce que les villageois avaient réclamé une solution au problème de l’indemnisation pour la perte d’accès à la forêt.
Pour éviter un ‘fiasco’ semblable aux réunions suivantes, les représentants d’Asity ont visité les villages sans les représentants de Rio Tinto QMM et ils ont arrangé que la réunion commence par un service religieux. La réunion qui a suivi a eu lieu aussi à l’église, « pour éviter des perturbations ». [4] Ils avaient pensé que les gens resteraient plus calmes à l’église, grâce à « l’influence de la culture œcuménique ». Cette « influence de la culture oecuménique » leur a permis aussi de dire que Dieu et les ancêtres étaient ceux qui avaient demandé la protection de la forêt « pour les générations futures et pour respecter les ancêtres ».
En exploitant la forte culture de réciprocité des coutumes traditionnelles – l’importance du partage, et le sentiment que celui qui n’apprend pas à donner ne recevra rien – l’ONG a pu se débarrasser plus facilement des réclamations d’indemnisation.
La compensation, un double accaparement de terres au nom de la biodiversité
Les communautés du site de compensation de la biodiversité de Bemangidy-Ivohibe, dans le sud-est de Madagascar, qui se battaient déjà pour survivre, font face maintenant à un risque encore plus fort de privations et de faim, résultat direct d’un projet de compensation de la biodiversité dont le bénéficiaire est une des transnationales minières les plus grandes du monde. Or, Rio Tinto peut affirmer que sa mine d’ilménite est venue « à la rescousse de la biodiversité unique de la zone littorale de Fort-Dauphin ». [5] Et ce, en dépit du fait qu’une bonne partie des 1 600 hectares de forêt littorale unique qui se trouvent à l’intérieur de la concession minière sera détruite au cours de l’exploitation.
Le géant minier et ses collaborateurs parlent avec enthousiasme d’un ‘impact positif net’ sur la biodiversité, et affirment que la forêt littorale qu’ils sont en train de détruire aurait été détruite de toute façon au cours des quelques prochaines décennies par les méthodes agricoles des paysans. Les arguments dont ils se servent pour justifier cette affirmation sont sans doute discutables. Néanmoins, Rio Tinto QMM déclare qu’en maintenant un peu de forêt à l’intérieur de la concession minière, et en protégeant et en restaurant ailleurs une autre forêt semblable à celle qui est détruite par la mine, les activités minières de l’entreprise auront un ‘impact positif net’ sur la biodiversité, par rapport à ce qui aurait pu se passer. Ils ajoutent que la forêt des sites de compensation de la biodiversité aurait été détruite elle aussi par les méthodes agricoles locales, si Rio Tinto et ses partenaires n’avaient pas entrepris à ces endroits des activités de compensation de la biodiversité.
Or, la réalité est très différente de l’histoire que racontent les brochures de luxe distribuées dans le monde entier. Les moyens de subsistance des villageois affectés, non seulement par l’exploitation minière elle-même mais aussi par la compensation de la biodiversité, sont devenus encore plus précaires pour que Rio Tinto puisse accroître les bénéfices dérivés de l’extraction d’ilménite. Ainsi, le projet modèle de compensation que Rio Tinto QMM met en oeuvre devient en fait une double appropriation foncière au nom de la biodiversité.
Le rapport est disponible en français et en anglais (http://wrm.org.uy/fr/livres-et-rapports/la-compensation-de-la-biodiversite-de-rio-tinto-a-madagascar-un-double-accaparement-de-terres-au-nom-de-la-biodiversite/ et http://wrm.org.uy/other-relevant-information/new-report-rio-tintos-biodiversity-offset-in-madagascar/).
Une version en malgache est disponible également sur demande. Il en existe aussi un résumé en italien (http://www.recommon.org/linganno-del-biodiversity-offsetting-il-caso-rio-tinto/).
[1] La mine est dirigée par QIT Madagascar Minerals (QMM), une joint-venture dont Rio Tinto détient 80 % des parts et l’État de Madagascar les 20 % restants.
[2] M. Berard (2011): Légitimité des normes environnementales dans la gestion locale de la forêt à Madagascar. Canadian Journal of Law and Society, Vol. 26, pages 89-111.
[3] Réponse d’Asity à la version de la discussion qui figure dans le rapport (reçue le 8 avril 2016 par e-mail) : “la façon dont on a rédigé la phrase ne relate pas vraiment la réalité. Primo, le « lavage de cerveau » n’est pas le mot approprié, mieux vaut dire que c’est un moyen d’apporter des éclaircissements à la population. Secundo, les visites servent à sensibiliser la population sur les tenants et aboutissants du projet Offset.”
[4] Réponse d’Asity à la version de la discussion qui figure dans le rapport (reçue le 8 avril 2016 par e-mail) : “En voici la réalité : tout au début, des groupes de personnes trouvaient toujours les moyens de perturber la réunion. Pour éviter cela, nous avons négocié avec les responsables de l’Église de Iaboakoho de débuter la réunion par une prière, et de prendre les décisions difficiles dans l’église même.”
[5] A mine at the rescue of the unique biodiversity of the littoral zone of Fort Dauphin. Dossier de presse de QIT Madagascar Minerals S.A., 2009.