A quoi nous référons-nous lorsque nous parlons de l’aménagement ou de la gestion communautaire des forêts ? Quelles idées sont derrière cette terminologie ? Voyons d’abord le mot « aménagement ». D’après le dictionnaire, il dérive de mesnage, un terme qui, au XIVe siècle notamment, désignait le bois de construction ou les ustensiles de bois. Plus proche de notre époque, l’aménagement est défini en 1771 comme un terme appartenant au domaine de la sylviculture et désignant la réglementation des coupes et l’exploitation d’une forêt. C’est l’époque en Europe de la clôture des forêts communales. Par la suite, ce terme a été étroitement associé à la production de bois à des fins commerciales.
L’aménagement ou la « gestion » s’accompagnent souvent du mot « ressources », lui aussi très spécifique du point de vue culturel. La plupart de ceux qui gardent et utilisent les forêts communales ne les « aménagent » ni ne les « gèrent » en tant que « ressources ». La gestion implique une idée de contrôle, d’exploitation unilatérale et de distinction du sujet et de l’objet (« l’expert » et la forêt à « gérer »). La connaissance s’est fragmentée et les techniques à l’égard des forêts ont été de plus en plus appliquées de l’extérieur. L’intégration des systèmes entre eux s’est écroulée, ensevelissant en même temps les savoirs locaux et leurs modes d’interaction avec le monde. Les techniques spécialisées sont devenues des modèles universels, excluant d’autres pratiques. Aux dires de Vandana Shiva, ce qui s’est ainsi produit est une « monoculture de l’esprit », dont la manifestation culminante est la séparation de l’agriculture « scientifique » et de la sylviculture « scientifique » qui, dans les systèmes de connaissance locaux, constituent un continuum écologique.
La « gestion des ressources naturelles » doit être reconnue comme une construction relativement récente et surtout occidentale. Le terme « ressources » implique que l’importance de la chose à exploiter est fonction d’un « produit » final. C’est un terme propre au capitalisme industriel, qui est né aux alentours de 1800. On ne parlait pas de « ressources » avant cette date-là. Aujourd’hui encore il est rare, dans beaucoup d’endroits ou même partout dans le monde, que les gens considèrent les arbres, la terre, les semences ou l’eau comme des ressources. Les biens communs ne sont pas des ressources. Ils sont utilisés et ils ont une valeur du fait de leur utilisation comme aliments, logement, médicaments, etc., mais non de la manière dont utilise les ressources en tant que matière première pour le marché industriel. D’autre part, l’adjectif « naturel » présuppose la distinction, historiquement établie par l’industrie, entre les personnes (« non naturelles ») et la nature.
Ainsi, le fait de parler de « gestion des ressources naturelles » implique une certaine manière d’apprécier, de préserver et d’exploiter la nature. Or, il s’agit là de valeurs et de catégories qui ne sont pas universelles. Il suffit de ne pas tenir compte de ce fait pour que surgissent des problèmes. A chaque endroit, les gens ont leur propre manière de classer leur environnement, de lui assigner une valeur et d’en profiter. Cela veut dire que la population locale et les gens qui viennent de l’extérieur pour gérer les ressources naturelles avec leur formation technique ou « scientifique » peuvent très bien, tout en parlant la même langue, ne pas parler des mêmes choses.
Par exemple, l’optique suivant laquelle tous les ensembles d’arbres constituent surtout des « ressources ligneuses » est à l’origine de la confusion, systématiquement dénoncée par le WRM, entre les monocultures industrielles d’arbres et les forêts.
Le sens des pratiques relatives aux « ressources naturelles » d’une population déterminée ne sera pleinement révélé que lorsque ces pratiques auront été mises en rapport avec d’autres aspects du monde cognitif de cette collectivité, tels que sa manière de se procurer la nourriture et l’abri, ses modes de préservation et de transmission du savoir, de conception des cycles et de relation avec l’environnement, sa façon de conduire sa vie spirituelle, familiale et communale.
Devrions-nous donc essayer d’adapter la définition de la « gestion communautaire des forêts » aux divers modes de subsistance ? Ou abandonner cette terminologie parce que nous estimons qu’elle a des connotations pragmatiques dangereuses ? Quels modèles peuvent lier les pratiques locales, et le savoir local en particulier, aux efforts nationaux et internationaux de préservation de la biodiversité ?
L’intégration du concept de « gestion communautaire des forêts » et des pratiques locales diversifiées aurait au moins le mérite de forcer les organisations « extérieures » à rendre explicites les définitions implicites pour qu’elles puissent faire l’objet de débats. Autrement, il pourrait arriver que des communautés victimes d’exclusions idéologiques, économiques et historiques – que l’on présente souvent, du point de vue de « l’expert » ou du « spécialiste », comme « dépourvues » de culture – subissent une forme d’exclusion supplémentaire. En tout cas, ceux qui travaillent à l’identification, la documentation et l’élaboration à partir des méthodes locales d’utilisation de la forêt devront apprendre à écouter d’une manière encore non institutionnalisée : ils devront abandonner la « monoculture de l’esprit » pour pouvoir saisir, non pas ce qui est connu, mais ce qui n’est pas perçu faute de savoir entendre.
Parmi les nombreuses pratiques traditionnelles et malgré leur diversité, il est possible d’identifier certaines caractéristiques communes aux cultures locales dans le domaine de l’utilisation de la biodiversité :
- elles ont tendance à se fonder sur des principes de réciprocité, une sorte de donnant donnant qui, dans certains cas, a son équivalent dans le domaine social ;
- elles sont souvent holistiques, ne distinguent pas la matière de l’esprit et perçoivent la forêt comme un tissu complexe de systèmes écologiques en interaction dont la communauté n’est qu’un élément ; de ce fait, la forêt a un sens qui dépasse largement les limites de l’économie et la maximisation des profits individuels ;
- dans la plupart des cas, les pratiques sont étroitement liées à l’identité culturelle et à l’autodétermination. Pour certains peuples, les caractéristiques du paysage renferment des significations qui se manifestent, par écrit ou verbalement, dans le folklore, les mythes ou les chansons, et qui font partie intégrante de l’image de leur culture. Un changement forcé du paysage (par la modification ou la destruction environnementale) ou le déracinement des personnes de leur milieu peuvent avoir des effets dévastateurs.
La notion moderne de « gestion communautaire des forêts » comporte l’idée de participation. Néanmoins, cette participation ne dépasse pas souvent le stade des démarches destinées à respecter l’exigence du « consentement préalable et en connaissance de cause », tandis que le contrôle reste entre les mains d’agents extérieurs (qui peuvent être des « experts », des ONG, des fonctionnaires de l’État ou tous à la fois). Ces agents « renforcent leurs capacités » grâce aux connaissances locales qu’ils reçoivent, mais ne partagent pas leur propre savoir avec la communauté. Il faudra faire en sorte que ces rapports, autant que les rapports avec l’écosystème, soient réciproques. La participation authentique impliquerait un « dialogue des connaissances ».
Pour citer encore Vandana Shiva, « Les alternatives existent, mais elles ont été exclues. Leur inclusion exige un cadre de diversité. Lorsqu’on adopte la diversité comme mode de pensée, comme cadre d’activité, des options multiples apparaissent. » Une manière de commencer à redresser la barre serait de prendre conscience des termes que nous utilisons et de les remplacer par d’autres. Au lieu de parler de « gestion des ressources naturelles », il serait peut-être intéressant d’expérimenter avec des expressions telles que « rapports de la communauté avec la forêt » ou d’autres de ce genre, qui reflètent ces pratiques écologiques communautaires qu’il faut, aujourd’hui plus que jamais, encourager et sur lesquelles il faut se fonder, non seulement pour le bien des populations forestières mais pour sauvegarder ce qui reste de la biodiversité dont nous dépendons tous.
Article fondé sur : «Integrating Culture into Natural Resource Management: A Thematic Essay», Kenneth D. Croes, http://www.icimod.org/iym2002/culture/web/reference/integrating_culture/part1.htm ; «Monocultures of the Mind», Vandana Shiva, Third World Network, 1993 ; idées et commentaires de Larry Lohmann, adresse électronique : larrylohmann@gn.apc.org